Le soufisme se présente avant tout comme une expérience spirituelle vécue, intérieure, dont le domaine se trouve au-delà de ce qui peut être appréhendé par la raison ou les sens physiques. Ce n'est que dans une étape ultérieure faisant faisant suite à une réalisation spirituelle, que certains soufis, se servant d'un langage symbolique et métaphorique, transcrivent leur expérience sous une forme verbale.
L'expérience spirituelle conduit à transcender la raison, non à la nier. Son but est d'atteindre l'objectivité absolue, qui n'est autre que la Réalité véritable (al-Haqq). Par rapport à celle-ci, c'est le monde, tel que nous le percevons de manière ordinaire, qui se révèle être contingent, relatif et évanescent. La connaissance de cette Réalité passe, pour le disciple sur la Voie, par la mort à lui-même, à sa propre subjectivité : " Mourez avant de mourir ", dit une parole du Prophète qui, soulignant l'aspect illusoire du monde, déclare aussi : " Les hommes dorment, lorsqu'ils meurent ils se réveillent." Le soufisme est la Voie qui, en Islam, mène à cette connaissance.
Le langage des soufis, qui se réfère à une expérience spirituelle, est nécessairement symbolique et se prête par là même à une compréhension à plusieurs niveaux. Les soufis disent toujours que, quelle que soient la beauté ou la rigueur de leurs écrits, ceux-ci n'en restent pas moins le lointain reflet d'une connaissance contemplative.
L'amour spirituel est, pour le soufi, le mystère le plus profond de l'être et le moteur de la Voie. Symboliquement, le soufisme se dit être la Voie du coeur. Par ce terme se trouve désigné le centre subtil de l'être, le lieu de perception, d'intellection des réalités spirituelles. C'est, dans le sens fort, le lieu de " l'intelligence du coeur" ou du "coeur intelligent", lieu où émotion spirituelle et intellection s'unifient en une seule vision et irradiante, "illuminative". On comprend dès lors que la distinction classique entre amour et connaissance (et plus encore voie d'amour et voie de connaissance) n'a de sens ici que dans la mesure ou elle exprime, non par des réalités séparées, mais une certaine coloration de l'expérience spirituelle et, plus souvent encore, une certaine façon d'exprimer celle-ci. Car dans le chemin qui mène à la proximité de la Réalité Divine, il n' y a pas d'amour sans connaissance, ni de connaissance sans amour. Tels le feu et la lumière, la connaissance dévoile et l'amour insuffle la force de l'envol, ravit.
Cette voie du coeur est au centre même de l'enseignement christique, et c'est sans doute là l'une des raisons fondamentales pour lesquelles le soufisme peut susciter un élan, un appel, une nostalgie même, au sein d'une culture occidentale séculairement pétrie des valeurs de cet enseignement, même si elle reste par ailleurs engagée dans un large mouvement de désacralisation.
La Voie soufie répond aussi à une question, pressante à notre époque, sur la relation entre spiritualité et action. Le monde moderne a, depuis quelques temps déjà, imposé l'idée factice que ces deux domaines sont réservés, étanches, exclusifs l'un de l'autre. Le soufisme, à travers la voie de la chevalerie spirituelle, a depuis longtemps montré comment ceux-ci sont, tels l'amour et la connaissance, dans une relation nécessaire. Toute action véritable doit être animée d'un souffle, d'une intention spirituelle; elle devient par là même une forme d'adoration. De même qu'une attitude spirituelle peut être particulièrement porteuse d'une action libre, efficace.
Là aussi, l'expérience spirituelle permet d'unifier ce qui est en général vécu d'une façon séparée. L'expérience du monde moderne permet de saisir, a contrario, cette nécessité d'une unification progressive comme un manque essentiel dans un monde de multiplicité grandissante, où l'homme, éparpillé entre des injonctions multiples a perdu le centre, le sens de son être.
à suivre
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