jeudi 18 décembre 2014

LE CHATON D'UNE SAGESSE DIVINE DANS UN VERBE D'ADAM (2 ) - Ibn'Arabi

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Cela dit, revenons à la Sagesse. Sache que les idées universelles sont dépourvues de réalité propre; néanmoins, elles peuvent, sans aucun doute, être conçues et connues dans le mental. Elles demeurent sans cesse intérieures par rapport à l'existence déterminée, tout en exerçant leur pouvoir et leur effet sur tout ce qui en fait partie; ou plutôt, elles ne sont rien d'autre qu'elles, je veux dire : que les qualifications de cette existence. Elles ne cessent pas d'être intelligibles par elles-mêmes : elles sont "extérieures" au point de vue des déterminations existentielles et "intérieures" sous l'aspect de leur intelligibilité.

Toute (qualification de l') existence déterminée dépend des Idées universelles qui ne peuvent, ni être séparées de l'intellect, ni cesser d'être intelligibles du fait de leur actualisation en mode déterminé; peu importe que cette qualification soit soumise ou non à la condition temporelle car, dans les deux cas, sa relation à l'Idée universelle est la même. D'autre part, celle-ci est régie à son tour par les qualifications de l'existence déterminée, selon ce que requièrent les réalités principielles correspondantes. Par exemple, la science dans sa relation avec le savant ou la vie dans sa relation avec le vivant. La vie est une réalité principielle intelligible et la science en est une autre, distincte de la vie tout comme la vie est distincte d'elle.
Or, nous disons du Très-Haut qu'Il possède science et vie, et qu'Il est " le Vivant, le Savant", et nous disons exactement la même chose de l'ange et de l'homme. Les notions de science et de vie demeurent identiques (dans tous les cas), de même que la relation de la première avec le savant et de la seconde avec le vivant. Néanmoins, nous disons de la Science de Dieu qu'elle est  éternelle et la science de l'homme qu'elle est éphémère. Considère ce pouvoir de l'attribution sur la réalité intelligible ! Considère cette connexion entre les (principes) intelligibles et les (qualifications) de l'existence déterminée : d'une part, la science "régit" celui auquel elle se rapporte et en fait un savant; de l'autre, celui-ci "régit" la science en la rendant éphémère dans le cas d'un être éphémère, éternelle dans le cas d'un être éternel. Chacun est donc, à la fois, "régissant" et "régi".



Il est bien connu qu'en dépit de leur intelligibilité les Idées universelles sont dépourvues de réalité propre et qu'elles n'existent que par leur fonction attributive. Elles sont régies par les êtres déterminés auxquels elles s'appliquent, sans être soumises pour autant à la séparation ou à la divisibilité, ce qui leur serait impossible. Leur essence est présente dans tout être qu'elles qualifient; par exemple, la "qualité humaine" est présente dans toute personne qui fait partie du genre humain sans être, ni divisée, ni soumise au nombre parce qu'elle concerne une pluralité de personnes; et sans cesser d'être intelligible.

Si on peu affirmer ainsi une connexion entre ce qui est pourvu de réalité actuelle déterminée et ce en qui en est dépourvu puisqu'il s'agit  de relations purement conceptuelles - a fortiori pourra-t-on en concevoir une, les uns par rapport aux autres, entre des êtres qui en sont pourvus, puisqu'il y' a toujours entre eux un élément commun - qui est la réalité déterminée - absent dans le premier cas. Si la connexion existe en l'absence d'élément commun, elle sera plus forte et plus vraie lorsque cet élément existe. Or, il est indubitable que l'être éphémère est un être "produit" qui, du fait de sa contingence, est sous la dépendance d'un être "producteur". Sa réalité actuelle vient d'un autre que lui, auquel il est lié par sa dépendance. En revanche, la réalité de Celui dont il dépend ne peut être que nécessaire, car elle lui est essentielle; Il Se suffit à Lui-même dans Sa Réalité et n'est assujetti à rien. C'est plutôt Lui qui, par Son Essence, confère la réalité actuelle à cet être éphémère qui tire de Lui son origine. Comme Il implique cet être par Son Essence, celui-ci est "nécessaire par Lui"; comme, d'autre part, sa dépendance à l'égard de Celui dont procède sa manifestation est due (aussi) à Son Essence, cette dépendance implique qu'il soit selon Sa Forme dans tout ce qui lui est attribué, qu'il s'agisse d'un nom ou d'un attribut; à l'exception, toutefois, de la nécessité essentielle, qui est incompatible avec l'être éphémère. Bien que celui-ci soit nécessaire, il l'est, non par lui-même, mais par autre que lui.

Puisqu'il en est ainsi; puisque, comme nous venons de le dire, l'être éphémère est manifesté selon Sa Forme, sache encore que le Très-Haut nous a invités, pour obtenir la science à Son sujet, à regarder cet être; Il a mentionné, en effet, qu'"Il nous avait fait voir Ses Signes" en Lui, de sorte que nous recherchions en nous-même les indications qui Le concernent; les qualifications que nous Lui donnons ne sont autres que nous, à l'exception du privilège de la nécessité essentielle. Comme la science que nous avons de Lui est obtenue par nous et à partir de nous, nous Lui attribuons tout ce que nous attribuons à nous-mêmes.

C'est de cette façon que nous parviennent les Notifications Divines (communiquées) par la bouche des "interprètes". (Dieu) Se décrit pour nous par nous : quand nous Le contemplons, nous nous contemplons nous-mêmes et quand Il nous contemple, c'est Lui-même qu'Il contemple.

Pourtant, nous ne doutons pas que nous sommes nombreux, en tant qu'individus et en tant que types. Nous savons très bien qu'en dépit de notre appartenance à une réalité principielle qui nous réunit, il existe un facteur de séparation qui rend les individus distincts les uns des autres; sans quoi, du reste, il n' y aurait pas de multiplicité dans l'unité. De même, bien qu'Il nous attribue les qualifications qu'Il se donne à Lui-même sous tous les aspects, il existe nécessairement un facteur de séparation qui n'est autre que le besoin que nous avons de Lui au sein de la réalité actuelle. Notre existence dépend de Lui du fait de notre contingence, alors qu'Il est libre de tout besoin comparable au nôtre : l'éternité Lui revient, ainsi que la "primordialité principielle" qu'il ne faut pas confondre avec ce commencement qui définit le début de l'existence à partir d'un état de non-manifestation.

Bien  qu'Il soit le Premier, on ne peut Lui attribuer aucun commencement; et c'est d'ailleurs pour cela que l'on dit (aussi) de Lui qu'Il est le Dernier. Si Son commencement était celui qui marque l'existence d'un conditionnement, Il ne pourrait être " le Dernier " par rapport à la réalité conditionnée, car il n'y a pas de dernier dans le domaine de la contingence; les êtres contingents sont une multitude indéfinie qui ne peut avoir de fin. Il est donc "dernier" uniquement par le fait que toute la réalité Lui revient après nous avoir été attribuée : Il est le Dernier dans ce qui est l'essence de Sa qualité de Premier, et Il est le Premier dans ce qui est l'essence de Sa qualité de Dernier.

Sache également que Dieu S'est décrit comme Extérieur et Intérieur; de là, Il a existencié le monde caché et comme manifeste, afin que nous comprenions "l'Intérieur" par notre aspect caché et "Extérieur" par notre aspect manifeste. Il S'est qualifié par la satisfaction et la colère; de là, Il a existencié le monde doué de crainte et d'espoir : la crainte de Sa Colère et l'espoir de Sa Satisfaction. Il S'est décrit encore comme Beau et doué de Majesté; de là, Il nous a existencié (à la fois) dans la crainte révérentielle et dans l'intimité familière. De même pour tout ce que le Très-Haut S'est attribué et par quoi Il S'est désigné. Ces qualifications complémentaires sont représentées par les deux Mains tendues par Lui en vue de la création de l'Homme Parfait, car celui-ci réunit aussi bien les réalités universelles du monde que ses éléments.

Le monde est manifesté et le Calife est (le mystère) caché. C'est pour cela que le souverain demeure invisible et que Dieu Se décrit (comme caché) par les "voiles d'ombre..." qui sont les corps grossiers "... et de lumière" qui sont les esprits subtils. Le monde est composé de ces deux aspects; il est à lui-même son propre voile et ne peut comprendre Dieu comme il se comprend lui-même; il demeure voilé à tout jamais, bien qu'il sache qu'il est distinct de son Existenciateur du fait de sa dépendance; il n'a aucune part à la nécessité essentielle qui est propre à la Réalité de Dieu et ne pourra jamais Le comprendre. Cette vérité essentielle rend Dieu inconnaissable pour toujours par le "goût" et la contemplation directe; l'éphémère ne peut y accéder.

Allâh a réuni Ses deux Mains pour la création d'Adam uniquement en vue de montrer son excellence; c'est pour cela qu'Il a dit à Îblis : Qu'est ce qui t'empêche de te prosterner devant ce que J'ai créé de Mes deux Mains ? (Coran 38, verset 75), ne désignant par là rien d'autre que la réunion des deux formes : la forme du monde et la Forme de Dieu, qui sont les deux Mains d'Allâh. Iblîs est un élément du monde; il ne possède pas cette qualification synthétique.

C'est pour cela qu'Adam est Calife. S'il n'avait pas été manifesté dans la Forme de Celui qui l'a préposé et investi, il n'aurait pas été Calife; s'il n' y avait pas eu en lui tout ce que recherchent ses sujets - car c'est de lui qu'ils dépendent, de telle sorte qu'il doit nécessairement réaliser tous leurs besoins - il n'aurait pas été établi sur eux comme Calife. Seul l'Homme Parfait est digne du Califat car le Très-Haut a constitué sa forme extérieure à partir des réalités essentielles du monde et à partir de ses formes, et sa forme intérieure selon Sa propre Forme. C'est pour cela qu'Il a dit à son sujet : "Je suis son ouïe et sa vue" (hadith prophétique) , Il n'a pas dit : " Je suis son œil et son oreille"; Il a distingué les deux formes. Du reste, il en est ainsi pour tout être existencié qui fait partie du monde, à la mesure de ce que requiert l'essence particulière de cet être. Néanmoins, personne ne possède la réunion synthétique de ce qui appartient au Calife : c'est par la synthèse qu'il l'emporte.

Si Dieu n'était pas omniprésent dans les êtres existenciés, au moyen de la Forme (totale), le monde n'aurait aucune réalité actuelle; de même que, sans ces réalités intelligibles et universelles (que nous avons mentionnées plus haut), aucune fonction attributive ne pourrait se manifester dans (les qualifications de) l'existence déterminée. Telle est la vérité principielle qui explique la dépendance du monde à l'égard de Dieu dans sa réalité actuelle.

Le tout est dépendant. Rien ne peut se suffire
Telle est la vérité que nous disons sans détour
Si tu mentionnes un " Être qui Se suffit ", sans aucune dépendance,
Tu sais fort bien Celui dont nous parlons
Le tout est lié au tout; aucune séparation
n'est possible. Faites vôtre ce que je vous dis là !

Tu connais à présent la sagesse de la constitution d'Adam, je veux dire de sa forme extérieure; tu connais la constitution de l'esprit d'Adam, je veux dire de sa forme intérieure, car il est Dieu-créature; tu connais la constitution de son degré qui est la "réunion synthétique" qui le rend digne du Califat.

Allâh est l'"âme unique" à partir de laquelle le genre humain a été créé, selon la Parole du Très-Haut : O hommes, ayez la crainte de votre Seigneur qui vous a créés à partir d'une âme unique, qui a créé à partir d'elle son épouse, et qui a produit à partir de ce couple une multitude d'hommes et de femmes (Coran 4, verset 1). Sa parole "ayez la crainte de votre Seigneur" signifie : " faites de votre extérieur une sauvegarde pour votre Seigneur et de votre intérieur, qui est votre Seigneur Lui-même, une sauvegarde pour vous; car l'Ordre comporte blâme et louange. Soyez Sa sauvegarde pour le blâme et faites de Lui votre Sauvegarde pour la louange, vous serez ainsi de ceux qui respectent les convenances et possèdent la science (véritable).

Ensuite, le Très-Haut lui a montré ce qu'Il lui avait confié, et qu'Il avait placé dans Ses deux Mains fermées : dans l'une, il y' avait le monde; dans l'autre, Adam et sa descendance. Il a montré en détail les degrés qu'ils occupaient en lui.

Lorsqu' Allâh me montra, dans mon "secret", ce qu'Il avait confié à cet Imâm, le géniteur suprême, je transcrivis dans ce livre la part dont Il me traça les limites, non celle dont j'eus la connaissance, car celle-là aucun livre, ni le monde présent, ne pourraient les contenir.

Parmi ce que j'ai contemplé et transcrit dans ce livre dans les limites qu'avait tracées pour moi l'Envoyé d'Allâh - qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! - il y'a :

une Sagesse Divine dans un Verbe d'Adam : c'est le présent chapitre;
ensuite une Sagesse du souffle incantatoire dans un Verbe de Shîth;
ensuite une Sagesse transcendante dans un Verbe de Nûh;
ensuite une Sagesse très-sainte dans un Verbe d'Idrîs;
ensuite une Sagesse éperdue d'amour dans un verbe d'Ibrâhim;
ensuite une Sagesse de vérité dans un Verbe d'Ishâq;
ensuite une Sagesse sublime dans un Verbe d'Ismâ'îl;
ensuite une Sagesse spirituelle dans un verbe de Ya'qûb;
ensuite une Sagesse lumineuse dans un Verbe de Yûsuf;
ensuite une Sagesse d'unité dans un Verbe de Hûd;
ensuite une Sagesse des ouvertures dans un verbe de Sâlih;
ensuite une Sagesse du coeur dans un Verbe de Shu'ayb;
ensuite une Sagesse de la force intense dans un Verbe de Lût;
ensuite une Sagesse de l'assignation existentielle dans un Verbe de 'Uzayr;
ensuite une Sagesse prophétique dans un Verbe de 'Isâ;
ensuite une Sagesse toute-miséricordieuse dans un Verbe de Sulaymân;
ensuite une Sagesse de la réalité actuelle dans un Verbe de Dâwûd;
ensuite une Sagesse de l'âme dans un Verbe de Yûnus;
ensuite une Sagesse secrète dans un Verbe de Ayyûb;
ensuite une Sagesse majestueuse dans un Verbe de Yahyâ;
ensuite une Sagesse royale dans un Verbe de Zakariyyâ;
ensuite une Sagesse intime dans un Verbe d'IIyâs;
ensuite une Sagesse de l'accomplissement parfait dans un Verbe de Luqmân;
ensuite une Sagesse de l'Imâm dans un Verbe de Hârûn;
ensuite une Sagesse de l'éminence dans un Verbe de Mûsâ;
ensuite une Sagesse du soutien universel dans un Verbe de Khâlid;
ensuite une Sagesse incomparable dans un Verbe de Muhammad.

Le chaton de toute Sagesse est le  Verbe auquel elle correspond. Je me suis borné, dans tout ce que j'ai mentionné au sujet de ces Sagesses dans ce livre, à la limite fixée dans la Mère du Livre. J'ai obéi à ce qui m'a été prescrit; j'ai respecté les limites qui m'ont été fixées. Aurais-je désiré y ajouter, je ne l'aurais pas pu, car la Présence m'en aurait empêché.

Et Allâh accorde la réussite.
Il n'est d'autre Seigneur que Lui.
En fait partie : *

* C'est à dire : fait partie de ce que je puis dire au sujet de ces Sagesses en respectant les limites qui m'ont été fixées.

Source : Le livre des Chatons de la Sagesse - Ibn'Arabi

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