mardi 24 avril 2012

Les soufis d'Andalousie ( Ad-Durrat al-fâkhirah)

Ce shaykh s'était tourné vers Allâh en assistant aux séances (majlis) du shaykh Abû ' Abdallâh b. al-Hawwâç, que j'ai rencontré et avec lequel j'ai lié une véritable amitié; je ne parlerai pas de lui ici, car il n'entre pas dans la catégorie des personnes considérées dans cet ouvrage.
Al-'Uryani était connu pour pratiquer le dhikr aussi bien pendant la veille que pendant le sommeil; moi-même j'ai souvent observé sa langue remuer dans l'invocation alors qu'il était endormi. Ses états spirituels étaient intenses, et les gens de l'endroit étaient si mal disposés envers lui que l'un des notables de la communauté parvint à le faire bannir.
C'est ainsi qu'il arriva chez nous à Séville.
Suite à leur action, Allâh envoya aux gens de cet endroit un djinn, nommé Khalaf, qui pénétra dans la maison du notable en question et l'en chassa par force. Ce djinn demeura sur place et appela les gens de l'endroit. Arrivés à la maison, ils entendirent la voix du djinn demander à l'un deux si quelque chose avait disparu de sa maison, et s'il suspectait quelqu'un  de l'avoir pris. L'homme ayant répondu par l'affirmative aux deux questions, le djinn lui dit que ses soupçons n'étaient pas fondés, et que le nom du vrai coupable était Untel, qui était épris de sa femme et avait commis l'adultère avec elle. Le djinn lui ordonna d'aller s'en assurer lui-même, et il put constater que tout ce que le djinn lui avait dit était vrai. Le djinn continua de cette façon à leur dévoiler, ainsi qu'à leurs enfants, maux et vices cachés jusqu'à ce qu'ils fussent réduits au désespoir. Lorsqu'ils le  supplièrent de les laisser en paix, il leur répondit que c'était 'Abdallâh (al-'Uryanî) qui leur avait infligé sa présence. Il resta parmi eux pendant six mois, après quoi ils vinrent trouver al- 'Uryanî et le supplièrent de revenir dans leur ville, implorant son pardon pour ce qu'ils lui avaient fait. Le shaykh revint sur sa décision et partit avec eux pour les délivrer du djinn. La chose devint célèbre dans tout Séville.
Un jour que j'étais avec lui, il demanda quelque chose à boire. L'une de ses disciples se leva lui apporta sur un plateau en cuivre une cruche avec un bouchon de cuivre. Lorsqu'il le vit, il s'écria : " Je ne désire pas boire ce qui est contenu entre deux choses maléfiques." Je lui apportai alors une autre cruche. Allâh faisait de chaque chose que lui communiquaient ses sens un moyen de lui enseigner quelque sagesse.
source : les soufis d’Andalousie (Ibn Arabi) 

samedi 21 avril 2012

L'Amour est soleil

O amis, entendez-moi :
L'amour est pareil au soleil
et le coeur sans amour
est semblable à une pierre noire.

Que peut pousser d'un coeur de pierre ?
Celui qui le porte n'a sur la langue que venin,
et ses paroles, même les plus douces,
sont violentes comme la guerre.

Le coeur riche d'amour est ardent
et devient tendre comme le cierge;
les coeurs de pierre sont comme l'hiver :
hiver noir, hiver dur comme glace.

A la porte de notre Roi,
au service de notre Seigneur
les étoiles des amoureux
sont pareilles aux sentinelles.

Yunus, renonce à toutes tes préoccupations,
à tous les soucis de ce monde.
L'homme doit pouvoir d'abord s'emplir d'amour :
après quoi, il pourra se dire derviche.

Yunus Emre (anthologie du soufisme)

vendredi 20 avril 2012

Les inscriptions portées par les bâtons de pèlerins de Dhû-l-Nûn

Yûsuf Ibn al-Husayn a rapporté que Dhû-l-Nûn lui avait dit qu'il possédait un bâton de pèlerin, sur lequel étaient inscrits ces vers :
" Marche en pèlerin dans le pays (car ils sont la propriété) de DIEU, et verse des larmes sur ton âme comme une pleureuse à gages (ou " une tourterelle qui se lamente", nawwâh) !
Par sur Sa Terre avec la lumière de DIEU, car la lumière de DIEU suffit comme flambeau !"
Il avait aussi un bâton qui portait cette autre inscription en vers :
" Il y'a des larmes qui ont tracé sur la joue des lignes, que peut déchiffrer celui qui ne sait pas lire :
La mort de l'amant est provoquée par la souffrance du désir, et la crainte de la séparation engendre un instrument de torture.
Il a persévéré dans la patience, la patience a appelé au secours, et l'amant a continué à l'amour : " patience !" ( ce vers célèbre, cité sans le nom de l'auteur par Kalâbâdhî et Quchayrî et attribué à Chiblî par Suhrawardi, est mentionné avec la variante suivante : " et l'amant a continué à crier à la patience : "patience !").
Il possédait également une panetière, avec cette inscription :
" Ton Seigneur ne t'oubliera pas, et la subsistance ne te manquera pas. Celui qui sollicite les hommes, devient un esclave. Que ta quête soit celle de DIEU, car DIEU suffira à tes besoins !"
Et Dhû-l-Nûn ajouta (vers) :
" L'homme qui convoite ce qui est impermanent, montre qu'il manque d'aspirations spirituelles.
Celui qui choisit ce qui a peu de valeur, a moins de valeur encore, et tous les profits de ce bas monde sont bien peu de chose !"
source : les soufis d'Andalousie (Ibn Arabi)

dimanche 8 avril 2012

Soufis d'Andalousie ( Abû Ja'far al-'Uryanî)

Le premier que je rencontrai dans la voie d' ALLAH fut Abû Ja'far Ahmad al-'Uryanî. Ce maître vint à Séville alors que je commençais à peine à acquérir la connaissance de cette noble Voie. Je fus le premier de ceux qui s'empressèrent vers lui; entré chez lui, je trouvai quelqu'un consacré à l'invocation (dhikr). Je me présentai et il sut immédiatement le besoin spirituel qui m'avait amené à lui.
Il me demanda : " Es-tu fermement résolu à suivre la Voie d'ALLAH ? " Je répondis : " Le serviteur peut prendre la résolution, mais c'est ALLAH qui établit la chose." Il me dit alors : "Ferme ta porte, romps les liens, prends pour compagnon le Généreux (al-Wahhâb), Il te parlera sans voile." Je m'y attachai alors jusqu'à ce que j'eusse obtenu l'Ouverture.
Bien que cet homme de la campagne fût illettré et qu'il ne sût écrire ni compter, il suffisait d'écouter ses enseignements sur la doctrine de l'Unicité (at'tawhid) pour apprécier son niveau spirituel. Il maîtrisait les pensées par son énergie spirituelle (himmah) et pouvait surmonter les obstacles de l'existence par ses paroles. On le voyait toujours invoquer en état de pureté rituelle, tourné vers la qiblah, le plus souvent en état de jeûne. 
Un jour, il fut fait prisonnier par les Chrétiens. comme il savait, avant même de partir, ce qui allait arriver, il avait en conséquence avertit les membres de la caravane avec laquelle il voyageait qu'ils seraient tous faits prisonniers le lendemain. Au matin, comme il l'avait prévu, l'ennemi leur tendit une embuscade et les fit prisonniers, ils eurent toute-fois beaucoup d'égard pour le cheikh et mirent à sa disposition un logement confortable et des serviteurs. Peu après, il obtint d'être libéré pour la somme de cinq cent dinars, et il se mit en route vers notre pays.
A son arrivée, on lui proposa de collecter la rançon auprès de deux ou trois personnes. Il répliqua : " Non, je voudrais la recevoir d'un maximum de gens. Si cela était possible, je l'obtiendrais de chacun par petites sommes, car ALLAH m'a fait savoir que  dans chaque âme devant être pesée dans la balance au jour du Jugement, il y'a quelque chose qui mérite d'être sauvé du Feu. De cette façon, je prélèverais le bien en chacun pour sa communauté de Muhammad."
On raconte que, pendant qu'il était encore à Séville, quelqu'un vint l'informer que les gens de la forteresse de Kutâ-mah avaient besoin de pluie. Bien que la forteresse fût séparée de nous par la mer et par un voyage de huit jours à travers le pays, il se mit en route avec l'un de ses disciples nommé Mohammed. Avant leur départ, on lui suggéra de prier pour eux sans entreprendre ce voyage, mais il répondit qu'ALLAH lui avait ordonné de se rendre en personne auprès d'eux. Lorsqu'ils eurent atteint la forteresse, ils se virent empêchés d'y entrer. Cependant, ignoré d'eux, il fit la prière d'istisqâ et ALLAH leur envoya la pluie peu après. A son retour, il vint nous voir avant d'entrer dans la ville. Son disciple Muhammed nous conta plus tard que, lorsque ALLAH avait envoyé la pluie, elle était tombée tout autour d'eux, mais que pas une goutte ne les avait touchés. Quand il exprima au cheikh sa surprise devant le fait que la miséricorde Divine n'était pas descendue sur lui aussi, le cheikh cria et dit : " Il en aurait été ainsi si seulement j'y avais pensé là-bas !" 
Un jour, alors que j'étais assis auprès du cheikh, un homme  se présenta avec son fils. Il le salua et dit à son fils d'en faire autant. A cette époque, notre cheikh avait déjà perdu la vue. L'homme lui dit : " O Sidi, voici mon fils qui a appris le Coran par coeur." En entendant cela, l'attitude  du cheikh changea complètement sous l'emprise d'un état spirituel (hâl). Il dit alors à l'homme : " C'est l’Éternel qui porte le transitoire. Que le Coran nous porte et nous préserve, nous et ton fils !" Cette anecdote est un exemple de ses états de Présence spirituelle (hudûr).
Il était inébranlable dans la religion d' ALLAH et irréprochable en toutes choses. Chaque fois que je venais le voir, il m'accueillait en ces termes : " Bienvenue à un enfant filial, car tous mes enfants ont manqué de franchise envers moi et ont renié mes bienfaits, excepté toi qui les as toujours reçus et qui t'en es toujours montré reconnaissant. ALLAH n'oubliera pas cela."
Je le questionnai une fois sur les débuts de sa vie spirituelle. Il m'apprit que la nourriture de sa famille, pour un an, était de huit fardeaux de figues et que lorsqu'il était en retraite spirituelle, sa femme vociférait contre lui et l'injuriait, lui disant de s'activer et de faire quelque chose pour subvenir aux besoins de sa famille. Ces remontrances le troublaient et il se mettait alors à prier : " O Seigneur, ces affaires s'interposent entre Toi et moi, car ma femme s'obstine à m'importuner. Si  Tu veux que je reste en Ta compagnie, libère-moi de ses reproches; sinon dis-le moi." Un jour, Allah l'appela intérieurement : " O Ahmad, reste en Ma compagnie, et sois assuré qu'avant la fin de ce jour, Je t'apporterai vingt fardeaux de figues, assez pour deux ans et demi." Il poursuivit son récit en me disant que moins d'une heure plus tard, un homme se présenta chez lui pour lui offrir un fardeau de figues. Allâh lui dit alors que c'était là le premier des vingt fardeaux. C'est ainsi qu'avant le coucher du soleil, vingt fardeaux furent déposés chez lui. Sa famille était réjouie et sa femme, satisfaite, le remercia. Le cheikh s'adonnait beaucoup à la méditation, et ses états spirituels lui procuraient généralement beaucoup de joie et d'espoir.
Lors de ma dernière visite - qu'Allâh lui fasse miséricorde ! - J'étais avec mes compagnons. Il était assis quand nous entrâmes chez lui; il arrivait que l'un de nous eût l'intention de lui poser une question, mais à peine étions-nous entrés qu'il leva la tête vers nous et dit : "Examinons un problème que je t'ai déjà soumis, Abû Bakr ( c'était moi qu'il désignait), car j'ai toujours été étonné de cette parole d'Abû al-'Abbâs b. al -'Arif : "... jusqu'à ce que s'éteigne ce qui n'a pas été et que reste ce qui n'a jamais cessé d'être". Nous savons tous que ce qui ne fut jamais s'éteint (fâna) et que subsiste (bâqa) ce qui n'a jamais cessé d'être; aussi  qu'entend-il par là ?" Aucun de mes compagnons n'étant en mesure de lui répondre, il s'adressa alors à moi. Bien que je fusse de traiter cette question, je restai silencieux, me retenant d'en parler. Le cheikh le savait et ne répéta pas la question.
Il gardait ses vêtements pour dormir et ne se troublait pas pendant les séances de samâ, mais quand il entendait réciter le coran, il abandonnait toute réserve et devenait très agité. Un jour, je faisais la prière du matin en sa compagnie dans la maison de mon ami Abû ' Abdallâh Muhammad al-Khayyât, surnommé l'Empereur (al-'Aççad), et de son frère Abû al-'Abbâs Ahmad al-Harîrî; l'imam récita la sourate "l'Annonce" (an-Nabâ). Quand il arriva au verset : " N'avons-nous pas disposé la terre comme une  couche et les montagnes comme des piliers", je fus distrait de la récitation de l'imam et n'entendis plus rien. Je vis intérieurement notre cheikh Abû Ja'far qui disait : " Le monde est la couche et les croyants sont les piliers, les croyants sont la couche et les connaissants sont les piliers, les connaissants sont la couche et les prophètes sont les piliers, les prophètes sont la couche et les envoyés sont les piliers..." Il énonça d'autres vérités spirituelles; après quoi mon attention revint à nouveau à la psalmodie de l'imam alors qu'il récitait : " ... et il a dit vrai. C'est le Jour de la Vérité." Après la prière, je l'interrogeai sur ce que j'avais vu et me rendis compte que ses pensées concernant ce verset avaient été identiques à celles que je lui avais entendu exprimer dans ma vision.
Un jour, alors qu'un homme armé d'un couteau se précipitait sur lui dans l'intention de le tuer, le cheikh tendit calmement son cou. Ses disciples voulurent le maîtriser, mais le cheikh leur dit de le laisser faire ce qu'il avait été poussé à faire. A peine avait-il levé son couteau pour égorger le cheikh qu'Allâh fit tourner le couteau dans la main de l'homme, qui prit peur et jeta l'arme à terre. Puis il s’effondra aux pieds du cheikh, plein de remords.
Si ce n'était le manque de place, j'aurais relaté beaucoup d'autres choses admirables sur ce cheikh, sur ses sentences allusives et les entretiens que nous eûmes sur des questions spirituelles.
source:  les soufis d’Andalousie ( Ibn Arabi)

mardi 3 avril 2012

Les Grands Maîtres du Soufisme (Hallâj)-(857-922) 3

...On rapporte que dans la prison où on l'avait renfermé il y avait trois cents personnes. A la tombée de la nuit il leur dit : Hé ! prisonniers, je vais vous délivrer. - pourquoi ne pas te délivrer toi-même ? Lui dirent-ils. - Nous autres, répondit-il, nous sommes dans les liens du Seigneur; notre salut, à nous, ce sont les épreuves. Si nous le voulions, il nous suffirait d'un signe pour relâcher tous les liens qui nous enserrent." Alors il fit un signe avec son doigt et tous les liens tombèrent en même temps. " Mais où irons-nous, dirent ses compagnons, les portes de la prison sont fermées." Il fit un nouveau signe , et les portes s'ouvrirent. Alors les murailles se soulevèrent et les arbres apparurent. " Maintenant sauvez-vous ! - Et toi aussi, tiens-nous compagnie. - il y a entre Lui et nous un secret, dont on ne peut parler qu'avec les initiés !" Le jour suivant on lui demanda ce qu'étaient devenus les prisonniers. " Je les ai délivrés, répondit-il. - Mais pourquoi n'es-tu pas parti avec eux ? - Parce que le Seigneur a des remontrances à nous adresser." Le Khalife, prévenu de ce qui se passait, dit : " Cet homme va exciter des troubles; il faut le faire mourir ou bien le frapper à coups de bâton jusqu'à ce qu'il désavoue le mot qu'il a prononcé." On lui donna trois cents coups de bâton pour le forcer à se rétracter; mais, à mesure qu'on le frappait, on entendait distinctement une voix qui disait : " Ne crains rien, ô Ibn Mansour ! - Pour moi, disait Abd-el Djelil Saffâr, j'ai plutôt foi en celui qui donnait les coups de bâton qu'en Hussein, car il fallait que le premier puisât une bien grande force dans la loi pour que, en dépit de cette voix entendue si distinctement, sa main ne tremblât pas et continuât à frapper." Plus tard on emmena Hussein pour le mettre à mort. Une foule d'au moins cent mille hommes l'entourait, et lui, promenant ses regards tout autour, s'écriait : " Vrai ! vrai ! vrai ! je suis la Vérité !"
On raconte que dans cette foule se trouvait un derviche qui lui demanda : " Qu'est ce que l'amour ? - Tu le verras aujourd'hui, répondit-il, et encore demain, et encore après demain." En effet, ce premier jour on le mit à mort, le second jour on le brûla, le troisième jour on jeta ses cendres au vent. Voilà quels sont les effets de l'amour !
A ce moment suprême son serviteur lui demanda un dernier conseil. " Aie bien soin, lui répondit Mansour, d'occuper la personne sensuelle à une chose qui soit légitime; sinon c'est elle qui t'occupera à ce qui est illégitime; or savoir ainsi se gouverner soi-même est le propre des saints." A son tour son fils lui demanda un dernier conseil. " Tandis que les gens de ce monde prodiguent tous leurs efforts à des oeuvres terrestres, lui dit-il, applique-toi à une chose, dont la moindre parcelle vaut mieux que tout ce que peuvent  produire les génies et les hommes, je veux dire la science de la vérité". Puis, comme il s'avançait fièrement sur cette route, marchant du pas léger des fureteurs et des larrons, quoique chargé de seize chaînes pesantes, on lui demanda pourquoi cette allure dégagée. " C'est, répondit-il, parce que je me rends à la cour céleste." Alors il poussa un cri et dit : " Mon compagnon de plaisir, qui n'a rien de commun avec l'injustice, m'a présenté la boisson qu'on présente ordinairement à un hôte; mais, lorsque les coupes ont commencé à circuler, il a demandé le glaive et la natte d'exécution; et voilà ce qui arrive à ceux qui boivent du vieux vin lorsque le signe du dragon se rencontre avec juillet ( au plus fort de la chaleur)."

Lorsqu'on l'eut conduit au-dessous de la plate-forme, il se tourna dans la direction de Bâb el-Tâq et posa le pied sur l'escalier. " Que signifie cela ? lui demanda-t on. - C'est que, répondit-il, le haut de la plate forme de l’exécution va me serviteur de marche pour monter au ciel." Ensuite il se ceignit d'une ceinture et, le taïleçân (sorte de voile) sur l’épaule, il leva les mains au ciel; puis se tournant vers la Mecque, il dit dans un élan du coeur : " Qu'il soit fait comme IL  l'a voulu !" Arrivé au haut de la plate-forme, une troupe de ses fidèles lui cria : " Que dis-tu par rapport à nous, tes disciples, et par rapport à ceux qui te renient et vont te jeter des pierres ? - A ceux-ci, répondit-il, une récompense double et à vous une simple, parce que vous, vous vous borner à avoir bonne opinion de moi, tandis qu'eux sont poussés en avant par la puissance de leur foi dans l'Unité de DIEU et la rigueur de la loi écrite. Or, dans la loi, l'Unité est la racine même, tandis que la bonne opinion n'est qu'un rameau".
On raconte que dans sa jeunesse il avait été porté à l'orgueil : " Vois, dit-il à son serviteur, celui qui a levé fièrement les yeux finit par les baisser humblement !"
Chibli se tenait en face de lui : " Ne t'avions-nous pas défendu d'accueillir les hommes ? (allusion à la sourate 15, verset 70 du coran, il s'agit des envoyés d'Abraham que Loth avait accueilli chez lui.) Puis il ajouta : Ô Hallâj ! qu'est-ce que le soufisme ? - Tu en vois la moindre partie, répondit Hallâj. - Et quelle est donc la plus haute ? reprit Chibli. - Tu ne peux pas y avoir accès !" Alors tous se mirent à lui jeter des pierres. Chibli, faisant cause commune avec les autres, lui jeta de la boue. Hussein Mansour poussa un cri. " Quoi donc ! lui dit-on, tu n'as pas bronché cette grêle de pierres, et tu cries pour un peu de boue ! Qu'est ce à dire ? - Ah ! répondit-il, ceux là ne savent pas ce qu'ils font et sont excusables; mais lui me cause de la peine, parce qu'il sait bien qu'on ne doit rien me jeter !" Après on lui coupa les mains. Il se prit à rire. " Pourquoi rire ? lui demanda t-on. - Lâcher une main qui est fermée à tous les hommes n'est pas bien difficile, dit-il; mais ce serait faire acte de virilité que de couper ces attaches qui m'enchaînent aux attributs de la Divinité et détournent mon esprit de la contemplation de son Essence." Ensuite on lui coupa les deux pieds. Il se mit à sourire, disant : " Avec ces pieds j'accomplissais mon voyage terrestre; maintenant j'en ai un capable de parcourir les deux mondes; coupez-le si vous le pouvez !" Puis il frotta contre son visage ses deux mains coupées, toutes sanglantes, de sorte qu'il barbouilla de sang ses bras et sa figure. " Pourquoi fais-tu cela ? lui demanda-t-on. - J'ai perdu beaucoup de sang, répondit-il, et, tant que mon visage sera pâle, vous vous imaginerez que ma pâleur tient à la crainte. Je frotte donc mon visage dans le sang afin de vous paraître tout rouge, parce que les hommes qui ont le teint coloré le doivent à leur propre sang (et non au fard).
- Passe encore que tu aies rendu ton visage rouge de sang; mais pourquoi tes bras ? - Je fais mes ablutions. - Quelles ablutions ? - Dans l'amour il y' a deux rakats pour lesquelles l'ablution n'est valable qu'avec le sang du coeur." Ensuite on lui arracha les yeux. Alors un tumulte épouvantable s'éleva dans la foule : les uns fondaient en larmes, les autres lui jetaient des pierres. Lorsqu'on se mit en devoir de lui couper la langue, il s'écria : " Attendez un peu, j'ai quelques mots à dire !" Alors, levant le visage vers le ciel : " Mon DIEU, dit-il, au nom de ces souffrances qu'ils m'infligent à cause de Toi, ne les frappe pas de déchéance, ne les prive pas de leur part de félicité. Sois béni de ce qu'ils m'ont coupé les mains et les pieds pour avoir suivi ta voie ! Voilà que sur cette plate-forme de mon supplice je jouis de la contemplation de Ta Gloire." Après cela on lui coupa les oreilles et le nez et on lui lança des pierres. Une vieille femme qui tenait un lambeau d'étoffe à la main s'approcha et quand elle l'aperçut, s'écria : " Frappez fort, afin que ce beau parleur sache ce qu'il en coûte de tenir des propos mystérieux !" Pour lui, ses dernières paroles furent : A moi l'Unique, dont l'individualité est Unique ! puis il récita ce verset : Ceux qui ne croient pas veulent la hâter (l'heure) ; ceux qui croient tremblent à son souvenir, car ils savent qu'elle est certaine. Alors on lui coupa la langue et il sourit. Il était l'heure de la prière du soir lorsqu'on lui trancha la tête. Il sourit pendant l'exécution et rendit l'âme.
Toute la foule des assistants poussa une longue clameur. C'est ainsi que Hussein accepta avec résignation l'arrêt de la destinée, tandis que de toutes les parties de son corps s’élevait une voix disant : " je suis la Vérité !"  Le jour suivant ses ennemis, considérant que cette merveille causerait plus de troubles qu'il n'y en avait eu de son vivant, brûlèrent ses membres; mais de ses cendres s'élevait encore  la voix mystérieuse qui disait : " je suis la Vérité !" De plus, pendant qu'on le martyrisait, à mesure que son sang avait coulé, le mot ALLAH s'était dessiné nettement sur le sol.
Hussein Mansour avait dit à son serviteur : " Lorsqu'on jettera mes cendres dans le fleuve, ses flots s'entrechoqueront comme s'ils allaient submerger la ville de Bagdad. Pose alors mon froc sur la rive, et aussitôt les eaux redeviendront calmes comme auparavant." Le troisième jour, lorsqu'on eut jeté dans le fleuve les cendres de Mansour, une voix continua à en sortir, disant : " je suis la Vérité !" Les flots ayants commencé à s'agiter, le serviteur n'eut pas plus tôt déposé sur le bord le froc de Mansour que les eaux se calmèrent, et les cendres demeurèrent silencieuses. On réunit alors tout ce qui restait et on les déposa dans leur dernière demeure...
source : Le mémorial des saints ( Farid-Ud-Din 'Attar)