dimanche 8 avril 2012

Soufis d'Andalousie ( Abû Ja'far al-'Uryanî)

Le premier que je rencontrai dans la voie d' ALLAH fut Abû Ja'far Ahmad al-'Uryanî. Ce maître vint à Séville alors que je commençais à peine à acquérir la connaissance de cette noble Voie. Je fus le premier de ceux qui s'empressèrent vers lui; entré chez lui, je trouvai quelqu'un consacré à l'invocation (dhikr). Je me présentai et il sut immédiatement le besoin spirituel qui m'avait amené à lui.
Il me demanda : " Es-tu fermement résolu à suivre la Voie d'ALLAH ? " Je répondis : " Le serviteur peut prendre la résolution, mais c'est ALLAH qui établit la chose." Il me dit alors : "Ferme ta porte, romps les liens, prends pour compagnon le Généreux (al-Wahhâb), Il te parlera sans voile." Je m'y attachai alors jusqu'à ce que j'eusse obtenu l'Ouverture.
Bien que cet homme de la campagne fût illettré et qu'il ne sût écrire ni compter, il suffisait d'écouter ses enseignements sur la doctrine de l'Unicité (at'tawhid) pour apprécier son niveau spirituel. Il maîtrisait les pensées par son énergie spirituelle (himmah) et pouvait surmonter les obstacles de l'existence par ses paroles. On le voyait toujours invoquer en état de pureté rituelle, tourné vers la qiblah, le plus souvent en état de jeûne. 
Un jour, il fut fait prisonnier par les Chrétiens. comme il savait, avant même de partir, ce qui allait arriver, il avait en conséquence avertit les membres de la caravane avec laquelle il voyageait qu'ils seraient tous faits prisonniers le lendemain. Au matin, comme il l'avait prévu, l'ennemi leur tendit une embuscade et les fit prisonniers, ils eurent toute-fois beaucoup d'égard pour le cheikh et mirent à sa disposition un logement confortable et des serviteurs. Peu après, il obtint d'être libéré pour la somme de cinq cent dinars, et il se mit en route vers notre pays.
A son arrivée, on lui proposa de collecter la rançon auprès de deux ou trois personnes. Il répliqua : " Non, je voudrais la recevoir d'un maximum de gens. Si cela était possible, je l'obtiendrais de chacun par petites sommes, car ALLAH m'a fait savoir que  dans chaque âme devant être pesée dans la balance au jour du Jugement, il y'a quelque chose qui mérite d'être sauvé du Feu. De cette façon, je prélèverais le bien en chacun pour sa communauté de Muhammad."
On raconte que, pendant qu'il était encore à Séville, quelqu'un vint l'informer que les gens de la forteresse de Kutâ-mah avaient besoin de pluie. Bien que la forteresse fût séparée de nous par la mer et par un voyage de huit jours à travers le pays, il se mit en route avec l'un de ses disciples nommé Mohammed. Avant leur départ, on lui suggéra de prier pour eux sans entreprendre ce voyage, mais il répondit qu'ALLAH lui avait ordonné de se rendre en personne auprès d'eux. Lorsqu'ils eurent atteint la forteresse, ils se virent empêchés d'y entrer. Cependant, ignoré d'eux, il fit la prière d'istisqâ et ALLAH leur envoya la pluie peu après. A son retour, il vint nous voir avant d'entrer dans la ville. Son disciple Muhammed nous conta plus tard que, lorsque ALLAH avait envoyé la pluie, elle était tombée tout autour d'eux, mais que pas une goutte ne les avait touchés. Quand il exprima au cheikh sa surprise devant le fait que la miséricorde Divine n'était pas descendue sur lui aussi, le cheikh cria et dit : " Il en aurait été ainsi si seulement j'y avais pensé là-bas !" 
Un jour, alors que j'étais assis auprès du cheikh, un homme  se présenta avec son fils. Il le salua et dit à son fils d'en faire autant. A cette époque, notre cheikh avait déjà perdu la vue. L'homme lui dit : " O Sidi, voici mon fils qui a appris le Coran par coeur." En entendant cela, l'attitude  du cheikh changea complètement sous l'emprise d'un état spirituel (hâl). Il dit alors à l'homme : " C'est l’Éternel qui porte le transitoire. Que le Coran nous porte et nous préserve, nous et ton fils !" Cette anecdote est un exemple de ses états de Présence spirituelle (hudûr).
Il était inébranlable dans la religion d' ALLAH et irréprochable en toutes choses. Chaque fois que je venais le voir, il m'accueillait en ces termes : " Bienvenue à un enfant filial, car tous mes enfants ont manqué de franchise envers moi et ont renié mes bienfaits, excepté toi qui les as toujours reçus et qui t'en es toujours montré reconnaissant. ALLAH n'oubliera pas cela."
Je le questionnai une fois sur les débuts de sa vie spirituelle. Il m'apprit que la nourriture de sa famille, pour un an, était de huit fardeaux de figues et que lorsqu'il était en retraite spirituelle, sa femme vociférait contre lui et l'injuriait, lui disant de s'activer et de faire quelque chose pour subvenir aux besoins de sa famille. Ces remontrances le troublaient et il se mettait alors à prier : " O Seigneur, ces affaires s'interposent entre Toi et moi, car ma femme s'obstine à m'importuner. Si  Tu veux que je reste en Ta compagnie, libère-moi de ses reproches; sinon dis-le moi." Un jour, Allah l'appela intérieurement : " O Ahmad, reste en Ma compagnie, et sois assuré qu'avant la fin de ce jour, Je t'apporterai vingt fardeaux de figues, assez pour deux ans et demi." Il poursuivit son récit en me disant que moins d'une heure plus tard, un homme se présenta chez lui pour lui offrir un fardeau de figues. Allâh lui dit alors que c'était là le premier des vingt fardeaux. C'est ainsi qu'avant le coucher du soleil, vingt fardeaux furent déposés chez lui. Sa famille était réjouie et sa femme, satisfaite, le remercia. Le cheikh s'adonnait beaucoup à la méditation, et ses états spirituels lui procuraient généralement beaucoup de joie et d'espoir.
Lors de ma dernière visite - qu'Allâh lui fasse miséricorde ! - J'étais avec mes compagnons. Il était assis quand nous entrâmes chez lui; il arrivait que l'un de nous eût l'intention de lui poser une question, mais à peine étions-nous entrés qu'il leva la tête vers nous et dit : "Examinons un problème que je t'ai déjà soumis, Abû Bakr ( c'était moi qu'il désignait), car j'ai toujours été étonné de cette parole d'Abû al-'Abbâs b. al -'Arif : "... jusqu'à ce que s'éteigne ce qui n'a pas été et que reste ce qui n'a jamais cessé d'être". Nous savons tous que ce qui ne fut jamais s'éteint (fâna) et que subsiste (bâqa) ce qui n'a jamais cessé d'être; aussi  qu'entend-il par là ?" Aucun de mes compagnons n'étant en mesure de lui répondre, il s'adressa alors à moi. Bien que je fusse de traiter cette question, je restai silencieux, me retenant d'en parler. Le cheikh le savait et ne répéta pas la question.
Il gardait ses vêtements pour dormir et ne se troublait pas pendant les séances de samâ, mais quand il entendait réciter le coran, il abandonnait toute réserve et devenait très agité. Un jour, je faisais la prière du matin en sa compagnie dans la maison de mon ami Abû ' Abdallâh Muhammad al-Khayyât, surnommé l'Empereur (al-'Aççad), et de son frère Abû al-'Abbâs Ahmad al-Harîrî; l'imam récita la sourate "l'Annonce" (an-Nabâ). Quand il arriva au verset : " N'avons-nous pas disposé la terre comme une  couche et les montagnes comme des piliers", je fus distrait de la récitation de l'imam et n'entendis plus rien. Je vis intérieurement notre cheikh Abû Ja'far qui disait : " Le monde est la couche et les croyants sont les piliers, les croyants sont la couche et les connaissants sont les piliers, les connaissants sont la couche et les prophètes sont les piliers, les prophètes sont la couche et les envoyés sont les piliers..." Il énonça d'autres vérités spirituelles; après quoi mon attention revint à nouveau à la psalmodie de l'imam alors qu'il récitait : " ... et il a dit vrai. C'est le Jour de la Vérité." Après la prière, je l'interrogeai sur ce que j'avais vu et me rendis compte que ses pensées concernant ce verset avaient été identiques à celles que je lui avais entendu exprimer dans ma vision.
Un jour, alors qu'un homme armé d'un couteau se précipitait sur lui dans l'intention de le tuer, le cheikh tendit calmement son cou. Ses disciples voulurent le maîtriser, mais le cheikh leur dit de le laisser faire ce qu'il avait été poussé à faire. A peine avait-il levé son couteau pour égorger le cheikh qu'Allâh fit tourner le couteau dans la main de l'homme, qui prit peur et jeta l'arme à terre. Puis il s’effondra aux pieds du cheikh, plein de remords.
Si ce n'était le manque de place, j'aurais relaté beaucoup d'autres choses admirables sur ce cheikh, sur ses sentences allusives et les entretiens que nous eûmes sur des questions spirituelles.
source:  les soufis d’Andalousie ( Ibn Arabi)

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