mardi 3 avril 2012

Les Grands Maîtres du Soufisme (Hallâj)-(857-922) 3

...On rapporte que dans la prison où on l'avait renfermé il y avait trois cents personnes. A la tombée de la nuit il leur dit : Hé ! prisonniers, je vais vous délivrer. - pourquoi ne pas te délivrer toi-même ? Lui dirent-ils. - Nous autres, répondit-il, nous sommes dans les liens du Seigneur; notre salut, à nous, ce sont les épreuves. Si nous le voulions, il nous suffirait d'un signe pour relâcher tous les liens qui nous enserrent." Alors il fit un signe avec son doigt et tous les liens tombèrent en même temps. " Mais où irons-nous, dirent ses compagnons, les portes de la prison sont fermées." Il fit un nouveau signe , et les portes s'ouvrirent. Alors les murailles se soulevèrent et les arbres apparurent. " Maintenant sauvez-vous ! - Et toi aussi, tiens-nous compagnie. - il y a entre Lui et nous un secret, dont on ne peut parler qu'avec les initiés !" Le jour suivant on lui demanda ce qu'étaient devenus les prisonniers. " Je les ai délivrés, répondit-il. - Mais pourquoi n'es-tu pas parti avec eux ? - Parce que le Seigneur a des remontrances à nous adresser." Le Khalife, prévenu de ce qui se passait, dit : " Cet homme va exciter des troubles; il faut le faire mourir ou bien le frapper à coups de bâton jusqu'à ce qu'il désavoue le mot qu'il a prononcé." On lui donna trois cents coups de bâton pour le forcer à se rétracter; mais, à mesure qu'on le frappait, on entendait distinctement une voix qui disait : " Ne crains rien, ô Ibn Mansour ! - Pour moi, disait Abd-el Djelil Saffâr, j'ai plutôt foi en celui qui donnait les coups de bâton qu'en Hussein, car il fallait que le premier puisât une bien grande force dans la loi pour que, en dépit de cette voix entendue si distinctement, sa main ne tremblât pas et continuât à frapper." Plus tard on emmena Hussein pour le mettre à mort. Une foule d'au moins cent mille hommes l'entourait, et lui, promenant ses regards tout autour, s'écriait : " Vrai ! vrai ! vrai ! je suis la Vérité !"
On raconte que dans cette foule se trouvait un derviche qui lui demanda : " Qu'est ce que l'amour ? - Tu le verras aujourd'hui, répondit-il, et encore demain, et encore après demain." En effet, ce premier jour on le mit à mort, le second jour on le brûla, le troisième jour on jeta ses cendres au vent. Voilà quels sont les effets de l'amour !
A ce moment suprême son serviteur lui demanda un dernier conseil. " Aie bien soin, lui répondit Mansour, d'occuper la personne sensuelle à une chose qui soit légitime; sinon c'est elle qui t'occupera à ce qui est illégitime; or savoir ainsi se gouverner soi-même est le propre des saints." A son tour son fils lui demanda un dernier conseil. " Tandis que les gens de ce monde prodiguent tous leurs efforts à des oeuvres terrestres, lui dit-il, applique-toi à une chose, dont la moindre parcelle vaut mieux que tout ce que peuvent  produire les génies et les hommes, je veux dire la science de la vérité". Puis, comme il s'avançait fièrement sur cette route, marchant du pas léger des fureteurs et des larrons, quoique chargé de seize chaînes pesantes, on lui demanda pourquoi cette allure dégagée. " C'est, répondit-il, parce que je me rends à la cour céleste." Alors il poussa un cri et dit : " Mon compagnon de plaisir, qui n'a rien de commun avec l'injustice, m'a présenté la boisson qu'on présente ordinairement à un hôte; mais, lorsque les coupes ont commencé à circuler, il a demandé le glaive et la natte d'exécution; et voilà ce qui arrive à ceux qui boivent du vieux vin lorsque le signe du dragon se rencontre avec juillet ( au plus fort de la chaleur)."

Lorsqu'on l'eut conduit au-dessous de la plate-forme, il se tourna dans la direction de Bâb el-Tâq et posa le pied sur l'escalier. " Que signifie cela ? lui demanda-t on. - C'est que, répondit-il, le haut de la plate forme de l’exécution va me serviteur de marche pour monter au ciel." Ensuite il se ceignit d'une ceinture et, le taïleçân (sorte de voile) sur l’épaule, il leva les mains au ciel; puis se tournant vers la Mecque, il dit dans un élan du coeur : " Qu'il soit fait comme IL  l'a voulu !" Arrivé au haut de la plate-forme, une troupe de ses fidèles lui cria : " Que dis-tu par rapport à nous, tes disciples, et par rapport à ceux qui te renient et vont te jeter des pierres ? - A ceux-ci, répondit-il, une récompense double et à vous une simple, parce que vous, vous vous borner à avoir bonne opinion de moi, tandis qu'eux sont poussés en avant par la puissance de leur foi dans l'Unité de DIEU et la rigueur de la loi écrite. Or, dans la loi, l'Unité est la racine même, tandis que la bonne opinion n'est qu'un rameau".
On raconte que dans sa jeunesse il avait été porté à l'orgueil : " Vois, dit-il à son serviteur, celui qui a levé fièrement les yeux finit par les baisser humblement !"
Chibli se tenait en face de lui : " Ne t'avions-nous pas défendu d'accueillir les hommes ? (allusion à la sourate 15, verset 70 du coran, il s'agit des envoyés d'Abraham que Loth avait accueilli chez lui.) Puis il ajouta : Ô Hallâj ! qu'est-ce que le soufisme ? - Tu en vois la moindre partie, répondit Hallâj. - Et quelle est donc la plus haute ? reprit Chibli. - Tu ne peux pas y avoir accès !" Alors tous se mirent à lui jeter des pierres. Chibli, faisant cause commune avec les autres, lui jeta de la boue. Hussein Mansour poussa un cri. " Quoi donc ! lui dit-on, tu n'as pas bronché cette grêle de pierres, et tu cries pour un peu de boue ! Qu'est ce à dire ? - Ah ! répondit-il, ceux là ne savent pas ce qu'ils font et sont excusables; mais lui me cause de la peine, parce qu'il sait bien qu'on ne doit rien me jeter !" Après on lui coupa les mains. Il se prit à rire. " Pourquoi rire ? lui demanda t-on. - Lâcher une main qui est fermée à tous les hommes n'est pas bien difficile, dit-il; mais ce serait faire acte de virilité que de couper ces attaches qui m'enchaînent aux attributs de la Divinité et détournent mon esprit de la contemplation de son Essence." Ensuite on lui coupa les deux pieds. Il se mit à sourire, disant : " Avec ces pieds j'accomplissais mon voyage terrestre; maintenant j'en ai un capable de parcourir les deux mondes; coupez-le si vous le pouvez !" Puis il frotta contre son visage ses deux mains coupées, toutes sanglantes, de sorte qu'il barbouilla de sang ses bras et sa figure. " Pourquoi fais-tu cela ? lui demanda-t-on. - J'ai perdu beaucoup de sang, répondit-il, et, tant que mon visage sera pâle, vous vous imaginerez que ma pâleur tient à la crainte. Je frotte donc mon visage dans le sang afin de vous paraître tout rouge, parce que les hommes qui ont le teint coloré le doivent à leur propre sang (et non au fard).
- Passe encore que tu aies rendu ton visage rouge de sang; mais pourquoi tes bras ? - Je fais mes ablutions. - Quelles ablutions ? - Dans l'amour il y' a deux rakats pour lesquelles l'ablution n'est valable qu'avec le sang du coeur." Ensuite on lui arracha les yeux. Alors un tumulte épouvantable s'éleva dans la foule : les uns fondaient en larmes, les autres lui jetaient des pierres. Lorsqu'on se mit en devoir de lui couper la langue, il s'écria : " Attendez un peu, j'ai quelques mots à dire !" Alors, levant le visage vers le ciel : " Mon DIEU, dit-il, au nom de ces souffrances qu'ils m'infligent à cause de Toi, ne les frappe pas de déchéance, ne les prive pas de leur part de félicité. Sois béni de ce qu'ils m'ont coupé les mains et les pieds pour avoir suivi ta voie ! Voilà que sur cette plate-forme de mon supplice je jouis de la contemplation de Ta Gloire." Après cela on lui coupa les oreilles et le nez et on lui lança des pierres. Une vieille femme qui tenait un lambeau d'étoffe à la main s'approcha et quand elle l'aperçut, s'écria : " Frappez fort, afin que ce beau parleur sache ce qu'il en coûte de tenir des propos mystérieux !" Pour lui, ses dernières paroles furent : A moi l'Unique, dont l'individualité est Unique ! puis il récita ce verset : Ceux qui ne croient pas veulent la hâter (l'heure) ; ceux qui croient tremblent à son souvenir, car ils savent qu'elle est certaine. Alors on lui coupa la langue et il sourit. Il était l'heure de la prière du soir lorsqu'on lui trancha la tête. Il sourit pendant l'exécution et rendit l'âme.
Toute la foule des assistants poussa une longue clameur. C'est ainsi que Hussein accepta avec résignation l'arrêt de la destinée, tandis que de toutes les parties de son corps s’élevait une voix disant : " je suis la Vérité !"  Le jour suivant ses ennemis, considérant que cette merveille causerait plus de troubles qu'il n'y en avait eu de son vivant, brûlèrent ses membres; mais de ses cendres s'élevait encore  la voix mystérieuse qui disait : " je suis la Vérité !" De plus, pendant qu'on le martyrisait, à mesure que son sang avait coulé, le mot ALLAH s'était dessiné nettement sur le sol.
Hussein Mansour avait dit à son serviteur : " Lorsqu'on jettera mes cendres dans le fleuve, ses flots s'entrechoqueront comme s'ils allaient submerger la ville de Bagdad. Pose alors mon froc sur la rive, et aussitôt les eaux redeviendront calmes comme auparavant." Le troisième jour, lorsqu'on eut jeté dans le fleuve les cendres de Mansour, une voix continua à en sortir, disant : " je suis la Vérité !" Les flots ayants commencé à s'agiter, le serviteur n'eut pas plus tôt déposé sur le bord le froc de Mansour que les eaux se calmèrent, et les cendres demeurèrent silencieuses. On réunit alors tout ce qui restait et on les déposa dans leur dernière demeure...
source : Le mémorial des saints ( Farid-Ud-Din 'Attar)

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