mercredi 26 décembre 2012

De la Sagesse Sublime dans le verbe de Moïse (2) - Ibn'Arabi

... Ainsi, DIEU sauva Moïse de l'angoisse de l'arche; et parce que DIEU lui donna de la connaissance, il perça les ténèbres de la nature [physique], sans toutefois en sortir. Il fut éprouvé "par beaucoup d'épreuves" (coran XX, 41), c'est à dire que DIEU l'instruisit sous beaucoup d'apparences, pour qu'il acquit la patience dans les épreuves Divines. La première de ces épreuves fut le meurtre de l’Égyptien (1), acte qu'il commit par impulsion Divine et avec l'approbation de DIEU dans son for intime, sans toutefois qu'il s'en aperçût; cependant, il ne constata dans son âme aucune affliction de ce qu'il avait tué l’Égyptien  bien qu'il ne s'en fût pas acquitté lui-même jusqu'à ce qu'il eût reçu une révélation Divine à ce sujet. Car tout prophète est intérieurement préservé du péché sans qu'il en soi conscient avant même qu'il n'en soit averti par une inspiration. C'est pour cela qu'al-Khidr lui montra la mise à mort du garçon, action que Moïse lui reprocha, sans se rappeler son meurtre de l’Égyptien, sur quoi al-Khidr lui dit : " Je ne l'ai pas fait de ma propre initiative", rappelant ainsi à Moïse l'état où celui-ci se trouvait quand il ne savait pas encore qu'il était essentiellement préservé de tout mouvement contraire à l'ordre Divin (2).

Il lui montra aussi la perforation de la barque, apparemment faite pour détruire les gens, mais qui a cependant le sens caché de les sauver de la main d'un "violent". Il lui présenta cela comme une analogie de l'arche qui enfermait Moïse lorsqu'il fut jeté dans le Nil; selon les apparences, cet acte était également fait pour le détruire, mais selon le sens caché, cela devait le sauver. Aussi sa mère l'avait-elle fait par crainte du "violent", qui est Pharaon, pour qu'il ne tuât pas l'enfant cruellement. Et elle le regardait, rassurée par l'inspiration Divine dont elle ne se rendait pas compte, trouvant en elle-même la certitude qu'elle le nourrirait; mais craignant pour lui, elle le jeta dans le Nil, comme si elle se disait [selon le proverbe] : " Ce que l'oeil ne voit pas, n'afflige pas le coeur", et qu'elle ne craindrait pas pour lui comme si elle devait assister [à sa mort]; mais la pensée que DIEU le lui rendrait peut-être [s'imposa à elle] à cause de sa confiance en DIEU, et c'est de cette pensée qu'elle vivait, son espoir compensant sa peur et son désespoir. Lorsqu'elle eut l'inspiration de l'exposer sur le Nil, elle se dit : peut-être est-ce celui-ci le prophète par lequel Pharaon et les Égyptiens seront détruits; et elle vivait de cette imagination, qui était en soi connaissance (coran XXVIII, 21).

Ensuite, lorsqu'on chercha Moïse [après qu'il eut tué l’Égyptien] il "sortit de la ville, fuyant par crainte" [du châtiment] (coran, XXVII, 21), selon les apparences, mais en vérité il s'enfuit par amour du salut, car l'impulsion du mouvement est toujours l'amour, bien que l'observateur puisse être confondu par l'apparence des causes secondaires. Mais il n'existe pas telle ou telle cause [véritable] du mouvement, car le principe du mouvement est le passage du monde de son état de non-manifestation, où il est en repos [en tant que pure possibilité], à la manifestation. Dès lors on dit que l'ordre [Divin] est mouvement se dégageant du repos. Or, le mouvement qui est l'existence même du monde est un mouvement d'amour, comme l'indique la parole du Prophète [prononcée au nom de DIEU] : " J'étais un trésor caché. Je voulus être connu, et J'ai créé le monde (hadith qudsî) "; s'il n' y avait pas cet amour Divin, le monde n'eût pas été manifesté. Le mouvement du monde de la non-existence à l'existence est donc [en réalité] le mouvement de l'amour se manifestant. D'autre part, le "monde" aussi aime se contempler lui-même comme existant, de même qu'il s'était contemplé lui-même dans son état d'immobilité principielle. Sous quelque face qu'on le considère, le mouvement du monde de son état de non-existence permanente vers son existence sera un mouvement d'amour, du côté Divin comme du côté du monde.

Car l'Essence aime la perfection  (al-kamâl); or, la connaissance qu'à DIEU de Lui-même en tant qu'Il est indépendant des mondes, ne se rapporte qu'à Lui seul; pour que la connaissance soit parfaite à tous les degrés, il faut que la connaissance de l'éphémère, connaissance qui résulte précisément de ces déterminations, - à savoir des déterminations du monde en tant qu'elles existent - se réalise également. La perfection [ou l'Infinité] Divine s'exprime donc en ce qu'elle manifeste la connaissance relative aussi bien que la connaissance éternelle, de sorte que la dignité Divine de la  Connaissance soit parfaite sous l'un et l'autre aspects [bien que la connaissance relative n'ajoute rien à la Connaissance absolue].

De la même manière se parfait l'Être. Car l'Être (al-wujûd) est d'une part éternel et d'autre part non-éternel ou devenir. L'Être éternel est l'être de DIEU en Lui-même; l'être non-éternel est l'Être Divin [se reflétant] dans les "formes" du monde immuable [c'est à dire dans les archétypes]; c'est ce qu'on appelle devenir (ou évènement : hudûth) parce que l'Être s'y manifeste par une partie à l'autre. Il se manifeste donc à Lui-même dans les formes du monde, afin que l'Être soit parfait [sous tous les rapports bien que le relatif ne puisse rien ajouter à l'éternel] (3).

Le mouvement du monde est donc né de l'amour de la perfection [ou de l'infinité]. Ne vois-tu pas que [DIEU] soulagea [naffasa, mot qui comporte une allusion à l'Expir du Clément : nafas ar-rahman] les Noms Divins de leur état [de contraction, où ils se trouvaient] avant la manifestation de leurs effets dans cette substance appelée monde ?
Il aime le repos [ou la détente : ar-râhah], et il ne l’atteint que par l'existence formelle, ni plus ni moins. De là résulte que le mouvement est motivé par l'amour, et il n' y a pas de mouvement dans le cosmos qui ne soit un mouvement d'amour.

Il y' a des sages qui savent cela, d'autres qui sont illusionnés par l'existence de causes secondaires, plus apparentes au moment donné et plus consciente à l'âme. Ainsi, la crainte était plus consciente à l'âme de Moïse, à cause de l'occision de l’Égyptien  mais cette crainte impliquait l'amour de son propre salut; il s'enfuit donc "par crainte", ce qui signifie qu'il s'enfuit parce qu'il désirait se sauver de Pharaon et du châtiment qu'il lui ferait subir; il ne mentionna lui-même [dans son dialogue avec Pharaon] (4) que la cause immédiate [de sa fuite d'Egypte], celle qui lui était consciente au moment donné, comme le propre corps est immédiatement conscient à l'homme, alors que l'amour du salut était implicite, comme l'esprit est immanent au corps.

Les prophètes se servent d'un langage concret parce qu'ils s'adressent à la collectivité et qu'ils se fient à la compréhension du sage qui les entendrait. S'ils parlent au figuré, c'est à cause du commun et parce qu'ils connaissent le degré d'intuition de ceux qui comprennent vraiment. C'est ainsi que le prophète dit, en parlant de la libéralité, qu'il ne donnait rien à certains qui lui étaient plus chers que d'autres, de peur que DIEU ne les jette dans le feu infernal. Il s'exprimait ainsi pour le faible d'esprit qui est esclave de l'avidité et des penchants naturels.

De même, tout ce que les prophètes apportèrent de sciences est revêtu de formes accessibles aux plus communes capacités intellectuelles, afin que celui qui ne va pas au fond des choses s’arrête à ce vêtement et le prenne pour ce qu'il y' a de plus beau, tandis que l'homme de compréhension subtile, le plongeur qui pêche les perles de la Sagesse, sait indiquer pour quelle raison telle Vérité Divine se revêtit de telle forme terrestre; il évalue le vêtement et l'étoffe dont il est fait et reconnaît par lui tout ce qu'il recouvre, atteignant ainsi une science qui reste inaccessible à ceux qui n'ont pas de connaissance de cet ordre.

Dès lors que les  prophètes, les envoyés et leurs héritiers savent qu'il y' a dans le mondes et dans leurs communautés des hommes possédant cette intuition, ils s'appuient en leurs démonstrations sur un langage concret, également accessible à l'élite comme à l'homme du commun, en sorte que l'homme d'élite en tire à la fois ce qu'en tire l'homme du commun et davantage, selon la mésure où le terme d' "élu" (khaçç) s'applique réellement à lui et le distingue de l'aveugle; et c'est par là [par cette compréhension intuitive] que les savants se distinguent les uns des autres. Telle est donc la signification de l'expression de Moïse : " et je m'enfuis du milieu de vous par crainte", au lieu de dire : " je m'enfuis du milieu de vous par amour du salut".

Il arriva donc à Madian, y rencontra les deux filles et puisa pour elles l'eau du puits, sans leur demander le salaire (5). Ensuite, il se "retira à l'ombre", c'est à dire à l'ombre Divine, et dit : " Ô mon Seigneur, j'ai grand besoin de l'aide que Tu feras descendre vers moi", il attribua donc à DIEU seul l'essence du bien qu'il fit et se qualifia lui-même de pauvre (faqîr) envers DIEU. C'est pour cela qu'al'Khidr reconstruit devant lui le mur écroulé sans demander de salaire pour son travail, ce dont Moïse le réprimanda, jusqu'à ce qu' al-Khidr lui eût rappelé son action de puiser de l'eau sans demander de récompense, et d'autres choses encore, dont il n'est pas fait mention dans le Coran; de sorte que l'Envoyé de DIEU - que DIEU le bénisse et lui donne la paix ! - regretta que Moïse ne se fût pas tu et qu'il ne fût resté avec al-Khidr, afin que DIEU lui racontât encore de leurs actions.

Par là on reconnait l'état auquel Moïse fut élevé sans qu'il en fût conscient ; car s'il en avait été conscient, il n'aurait pas nié la même chose chez al-Khidr, dont DIEU même avait cependant témoigné devant Moïse était pur et juste; malgré cela, Moïse oublia la justification Divine de même que la condition à laquelle il lui avait été permis de suivre al-Khidr, ce qui arriva par miséricorde Divine envers nous, pour le cas où nous oublierions le commandement de DIEU. Si Moïse avait été conscient [de l'état spirituel qui le fit agir de la sorte envers les deux filles de Madian], al-Khidr ne lui aurait pas dit : " [DIEU m'a donné une connaissance] que tu n'as pas apprise", c'est à dire, je possède une connaissance dont tu n'as pas l'intuition, de même que tu possèdes une connaissance que je ne possède pas. Il était donc juste. Quant à sa décision de se séparer de Moïse, DIEU lui même dit : " Ce que l'envoyé vous apporte, saisissez-le, et ce qu'il vous défend, fuyez-le" (coran, LIX, 7), et par cette parole DIEU oblige les sages qui connaissent la portée de la fonction de l'envoyé Divin.

Or, al-Khidr savait que Moïse était envoyé de DIEU; il fit donc attention à ce qui émanait de lui, pour ne pas manquer de respect envers l'envoyé de DIEU. Moïse lui avait dit : "Si je t'interroge encore une fois sur quelque chose, alors tu ne me tiendras plus compagnie", et par là même il l'empêcha de rester avec lui; lorsque Moïse l'interrogea pour la troisième fois, al-Khidr lui dit : " Ceci est notre séparation", et Moïse ne  lui répondit pas : non, et ne le pria pas de lui tenir compagnie, car  il connaissait la portée de sa propre dignité d'envoyé, qui lui avait fait prononcer la défense de l'accompagner plus loin; il se tut donc et ils se séparèrent. Considère la perfection de ces deux hommes dans leur connaissance et dans leur  tact à l'égard de la Réalité Divine, de même que l’impartialité d'al-Khidr - sur lui la paix ! -
Lorsqu'il dit à Moïse : " Je possède une science que DIEU m'apprit et que tu ne connais pas; et tu possèdes une science que DIEU t'apprit et que je ne connais pas (selon une parole du prophète, citée par al-Bukhâri et d'autres)". Cette parole fut comme un baume sur la blessure qu'il lui avait faite en disant : "... et comment auras-tu la patience à l'égard de [choses] que ta science n'englobe pas ?" (coran, XVIII, 67); disant cela, il savait que Moïse avait reçu la dignité d'envoyé de DIEU, alors que lui-même n'avait pas cette fonction. La même [distinction des sciences] apparaît, au sein de la communauté Mohammédienne, dans le récit de la fertilisation du palmier, où le Prophète dit [à ses compagnons] : " Vous êtes plus savants que moi dans les choses de votre monde."
Or, il n' y a pas de doute que la connaissance d'une chose vaut mieux que l'ignorance à son égard; aussi DIEU Se loue-t-Il Lui-même en affirmant Son omniscience; le Prophète reconnut donc que  ses compagnons étaient plus savants que lui dans les choses utiles en ce monde, puisqu'il ne les avait pas apprises, parce qu'il s'agissait de science empirique et qu'il n'avait pas été libre de l'acquérir, occupé qu'il était de l'inspiration Divine. Je viens de te montrer une politesse suprême qui te sera très utile, si tu la prends à coeur.

Quant à la parole de Moïse [adressée à Pharaon (coran, XXVI, 20)] "... et DIEU m'a investi du pouvoir de jugement" elle indique la fonction de représentant (khalîfa) de DIEU sur terre, tandis que la suite : " et Il me mit au nombre des envoyés", indique la mission Divine (ar-risâlah); car chaque envoyé n'est pas représentant de DIEU sur terre; le représentant de juge par l'épée, il destitue du pouvoir et il institue, tandis que l'envoyé ne fait que transmettre la mission dont il à été chargé; s'il combat pour sa mission et la défend par l'épée, il est représentant de DIEU sur terre et envoyé de DIEU à la fois. De même que tout prophète n'est pas envoyé (6), tout envoyé n'est pas représentant de DIEU sur terre, disposant du règne et du pouvoir de jugement temporel (7).

Quant à la question de Pharaon sur la quiddité (mâhiyah) (8) Divine ["Qu'est-ce () que le Seigneur des mondes ?"] (coran, XXVI, 22), elle ne fut pas posée par ignorance mais dans l'intention d'éprouver Moïse, qui s'était déclaré l'envoyé du Seigneur.
Car Pharaon savait très bien quel devait être l'état de connaissance d'un envoyé, aussi voulut-il éprouver Moïse par sa question, pour savoir s'il était sincère. D'autre part, c'est à cause de ceux qui étaient présents qu'il posa une question imaginaire, afin de leur faire voir ce qu'il pressentait en posant sa question, sans qu'ils s'aperçussent [de sa ruse]; car si Moïse lui répondait comme devait répondre le connaissant de la Réalité, Pharaon pouvait démontrer, en faveur de sa propre dignité, que Moïse ne lui avait pas répondu conformément à la question, en sorte que les [courtisans] présents devaient croire, dans leur étroitesse de vue, que Pharaon était plus sage que Moïse. Ainsi, lorsque Moïse lui donna la réponse qui convenait à une pareille question [il répondit : " Le Seigneur des cieux et de la terre et de ce qui est entre les deux, si vous avez la certitude"] (coran, XXVI, 23) mais qui paraissait ne pas correspondre à ce qui avait été demandé - et Pharaon savait très bien qu'il lui répondrait de cette manière - Pharaon put dire à sa suite : " en vérité, votre envoyé" - celui qui vous a été envoyé - "est possédé" (coran, XXVI, 26), c'est à dire son intelligence est voilée, il n'est pas capable de voir ce sur quoi je l'ai questionné, comme il n'est d'ailleurs pas convenable que l'on connaisse ce dont il s'agit [ou : qu'il le connaisse].

La question [de Pharaon] était valable comme telle, car la question sur la quiddité se réfère à la réalité (haqîqah) de ce dont on s'informe; or, il n' y a pas de doute que l'objet de la question est en lui-même réel. Quant à ceux qui disent que la définition [répondant à la question : "quid est ?"] doit être composée de genre et d'espèce, ils ont raison pour tout ce qui peut être associé à autre chose [et qui est donc compris dans une catégorie]; mais ce qui dépasse le genre n'est pas nécessairement dépourvu de réalité en soi-même, car cette réalité peut ne pas appartenir à autre chose [comme c'est le cas pour la réalité de DIEU]. La question était donc valable selon l'usage des connaissants, des savants et des hommes raisonnables; de même, on ne pouvait y répondre autrement que ne le fit Moïse.

Il y a là un grand secret : Moïse répondit en démontrant l'action, alors qu'il avait été questionné sur la définition essentielle de ce dont il s'agit, il fit donc de la relation de DIEU envers les formes qui se manifestent par Lui - ou en Lui - la définition essentielle [de DIEU], comme s'il disait, en répondant à celui voulait savoir ce qu'est le Seigneur du monde : " C'est celui en qui se manifestent les formes du monde, de leur degré suprême - le Ciel - jusqu'à leur degré le plus bas - la terre -, si vous avez la certitude"; ou bien : " Celui qui se manifeste par les formes des mondes, etc." Lorsque Pharaon dit ensuite à sa cour que Moïse était possédé - selon le sens que nous avons expliqué - celui-ci ajouta une autre démonstration, pour faire connaître à Pharaon son degré de connaissance Divine; car Moïse savait que Pharaon était instruit en ces choses; il dit donc : " Le Seigneur de l'orient et de l'occident" - mentionnant ce d'où [le soleil] apparaît et ce par quoi il se voile, car DIEU est à la fois l'Apparent et le Caché - "et de ce qui est entre les deux" - DIEU connaissant toute chose "si vous raisonnez" (coran XXVI, 27), c'est à dire, si vous tenez à la raison discursive, qui délimite les choses.


























1. "Un jour il entra dans la ville sans qu'on l'eût remarqué, et il vit deux hommes qui se battaient; l'un était de sa nation, l'autre était son ennemi. L'homme de sa nation lui demanda du secours contre l'homme de la nation ennemie. Moïse le frappa du poing et le tua; mais [revenu de son emportement], il dit : c'est une oeuvre de Satan; c'est un ennemi qui évidemment nous égare. Seigneur, j'ai mal agi envers moi-même, pardonne-moi. Et DIEU lui pardonna, car Il est indulgent et miséricordieux." (coran XXVIII, 14-15)

2. Ceci se réfère au récit coranique de la rencontre de Moïse avec al-Khidr, le mystérieux personnage dont DIEU affirme qu'il lui donna de la science qui est "auprès de Moi"...

3. La même idée, un maître soufi de nos jours l'exprima dans ces termes : " DIEU est si grand qu'Il peut même assumer des limites sans qu'Il en soit limité".

4. "[Pharaon dit à Moïse] : Ne t'avons-nous pas élevé parmi nous dans ton enfance ? Tu as passé des années de vie au milieu de nous. Puis tu as commis l'action que tu sais; tu es un ingrat. Il répondit : Oui, j'ai commis cette action; mais alors j'étais dans l'égarement. Et j'ai fui du milieu de vous par crainte. Ensuite, DIEU m'a investi du pouvoir de jugement et m' a mis au nombre des envoyés" (Coran, XXVI, 17-20).

5. " Il se dirigea du côté de Madian. Peut-être DIEU, dit-il, me dirigera dans le droit chemin. Lorsqu'il arriva à l'eau de Madian, il y trouva une tribu d'hommes qui abreuvaient leurs troupeaux. A côté il aperçut deux femmes qui écartaient leur troupeau. Il leur demanda : De quoi avez-vous besoin ? Elles répondirent : Nous ne pourrons abreuver notre troupeau que lorsque les bergers seront partis; notre père est un vieillard très âgé. Moïse fit boire leur troupeau puis, s'étant retiré à l'ombre, il dit : Mon Seigneur ! j'ai grand besoin du bien que Tu feras descendre vers moi" (coran, XXVIII, 21-24).

6. La prophétie se caractérise par l'inspiration Divine, mais seule la mission Divine (ar-risâlah) implique la promulgation d'une nouvelle loi sacrée.

7. On se souviendra de la parole de Christ : " Mon règne n'est pas de ce monde" (Saint Jean, XVIII, 36).
8. De mâ : "que", latin: quid; al-mâhiyah est donc la nature d'une chose.

mercredi 17 octobre 2012

De la Sagesse Sublime dans le Verbe de Moïse (1) - Ibn'Arabi

Selon sa signification spirituelle (hikmah), le meurtre des enfants mâles [des Israélites, meurtre ordonné par Pharaon] dans le but de détruire le prophète [dont la naissance lui avait été prédite] (1), eut lieu pour que la vie de chaque enfant tué dans cette intention affluât à Moïse; car ce fut en supposant qu'il était Moïse que chacun de ces enfants fut tué; or, il n' y a pas d'ignorance [dans l'ordre cosmique], de sorte que la vie [c'est à dire l'esprit vital] (2) de chacune de ces victimes dut nécessairement revenir à Moïse. C'était de la vie pure, primordiale, n'ayant pas été souillé par des désirs égoïstes. Moïse était donc [de par sa constitution psychique] la somme des vies de ceux qui avaient été tués dans l'intention de le détruire.
Dès lors, tout ce qui était préfiguré dans la prédisposition psychique de chaque enfant tué se retrouvait en Moïse, ce qui représente une faveur Divine exceptionnelle que personne avant lui n'avait reçue. (3)

[Conformément à sa constitution psychique] les Sagesses de Moïse (4) sont nombreuses. Si DIEU le veut, j'en exposerai quelques-unes dans ce chapitre au fur et à mesure que le Commandement Divin m'en inspire. Or, la première chose de cet ordre qui me fut apprise est celle que je viens de mentionner.
Moïse est donc né comme une synthèse de beaucoup d'esprits vitaux, qui étaient autant de forces actives; car le jeune agit sur l'adulte. Ne vois-tu pas comme le petit enfant influence l'adulte par le pouvoir attractif qui lui est inné, de sorte que l'adulte dépose sa dignité pour amuser l'enfant, pour le faire rire, et qu'il se met au niveau de l'intelligence enfantine. C'est qu'il obéit inconsciemment au pouvoir de fascination de l'enfant, qui l'oblige ainsi à s'occuper de lui, à le protéger, et à lui procurer ce dont il a besoin, à le consoler aussi, pour qu'il ne sente pas d'angoisse. Tout cela fait partie de l'influence qu'exerce le jeune sur l'adulte; la cause en est la puissance de l'état, car le jeune est plus directement rattaché à son Seigneur, à cause de sa primordialité, tandis que l'adulte en est plus éloigné. Or, celui qui est plus proche de DIEU se fait servir par celui qui en est plus éloigné, comme les anges les plus proches de DIEU sont servis par les autres. L'Envoyé de DIEU avait coutume de s'exposer tête nue à la pluie, lorsqu'elle commençait à tomber, et il disait de la pluie qu'elle venait toute fraîche de son Seigneur. Considère donc cette connaissance de DIEU [manifestée par ce geste] du prophète; y a-t-il quelque chose de plus lumineux, de plus sublime et de plus clair ? C'est ainsi que la pluie fascinait le plus noble des hommes par sa proximité envers son  Seigneur; elle était comme l'envoyé céleste qui lui apportait l'inspiration Divine. Elle attirait le prophète spontanément, en vertu de sa nature essentielle, de sorte qu'il dût s'offrir à elle pour recevoir ce qu'elle lui apportait de Divin; car il ne se serait pas exposé à la pluie si elle ne lui avait pas transmis un bienfait Divin.
C'est là la fonction médiatrice (Risâlah) de l'eau, dont DIEU " a créé toute chose vivante" (coran, XXI, 31) - comprends-la bien !


Pour ce qui est de la sagesse impliquée dans le fait que Moïse a été mis dans une arche et abandonné sur le Nil, nous dirons que l'arche (at-tâbût) correspond à son réceptacle humain (an-nâsût) et le Nil à la connaissance qu'il dut assimiler par l'entremise de ce corps, c'est à dire par le moyen de la pensée et  des facultés de sensation et d'imagination, facultés qui ne sauraient transmettre quelque chose  à l'âme humaine sans l'existence préalable de ce corps composé des éléments. Seulement quand l'âme arrive dans ce corps et qu'elle en dispose par ordre Divin et le gouverne, elle est douée des facultés correspondantes, qui lui permettent de réaliser ce que DIEU veut qu'elle réalise par le gouvernement de cette arche, où habite la paix (as-sakînah) du Seigneur (5). C'est ainsi que Moïse fut exposé dans son arche au Nil, afin qu'il réalise par ces facultés les domaines respectifs de la connaissance. DIEU lui apprit par  là que si l'esprit est bien le roi [de l'organisme humain], il ne le régit cependant que par lui, c'est à dire par l'intermédiaire des facultés rattachées à ce réceptacle humain dont le symbole est l'arche. De même, DIEU ne régit le monde que par le monde lui-même, ou par sa "forme" [qualitative]. Il le régit par lui-même, selon la loi qui fait que l'existence du généré dépend de celle du générateur, les finalités de leurs fins, le conditionné de ses conditions, les effets de leurs causes, les conclusions de leurs preuves, et toute chose vraie des vérités qui la définissent. Car tout cela [les uns et les autres de ces termes] fait partie du monde, de sorte que DIEU [coordonnant ces complémentaires] gouverne le monde par le monde; - nous avons ajouté : " ou par la forme du monde"; par là nous entendions la forme essentielle du monde, à savoir les Noms Divins et les Qualités transcendantes de DIEU. En effet, nous n'avons appris de Nom Divin dont nous ne trouvions la signification et l'esprit dans le monde, de sorte que, sous ce rapport, DIEU ne gouverne le monde que par la "forme" du monde. C'est pour cela que [le prophète] dit au sujet de la création d'Adam, qui est le prototype synthétisant toutes les catégories de la Présence Divine- l'Essence, les Qualités et les Activités-, que "DIEU créa Adam en Sa forme". Or, sa "forme" n'est autre que la Présence Divine Elle-même, de sorte que DIEU manifesta dans ce noble "résumé" qu'est l'homme parfait (ou l'homme universel : al-insân al-Kâmil) tous les Noms Divins et les Réalités essentielles (al-haqâïq) de tout ce qui existe en dehors de lui, dans le macrocosme, en mode "détaillé". Il fit de l'homme parfait l'esprit du monde et lui en asservit le haut et le bas (6) à cause de la perfection (ou universalité : kamâl) de sa "forme". De même qu'il n' y a "nulle chose" dans le monde "qui n'exalte pas DIEU par sa louange" (coran XVII, 40), il n'y a aucune chose dans le monde qui ne sert pas cet homme, à cause de l'essence de sa forme : "DIEU vous a rendu serviable ce qui est dans les cieux et sur terre, le tout de Lui" (coran XXII, 64); tout ce que le monde contient est sujet à l'homme. Ceci est connu par celui qui connait, à savoir par l'homme universel, et ignoré par celui qui ignore, à savoir par l'homme animal (7).

Selon les apparences, le fait que Moïse fut mis dans l'arche et abandonné au Nil signifiait sa perte; en réalité c'est par là qu'il fut sauvé et qu'il vécut, de même que l'âme est vivifiée par la connaissance après sa mort dans l'ignorance, selon la parole coranique : "... ou celui qui était mort" dans l'ignorance, "et que Nous avons vivifié" par la connaissance, "en lui donnant une lumière avec laquelle il marche entre les hommes", - cette lumière étant la direction Divine, " est-il comme celui qui, en parabole, se trouve dans les ténèbres" de l'erreur "ne sortant jamais d'elles" (coran VI, 122), - l'état de l'ignorance étant lui-même indéfini, sans terme d'arrêt.

La guidance Divine consiste en ce que l'homme soit amené à la perplexité (al-hayrah) [en face de la Réalité supra rationnelle], pour qu'il sache que l'existence est tout entière perplexité [à savoir oscillation entre deux aspects Divins apparemment contradictoires]; or, la perplexité est instabilité [au sens de non-inertie] et mouvement, et le mouvement est vie, de sorte qu'il n' y a pas d'inertie ni de mort, mais pure existence, sans absence.

Telle est aussi la nature de l'eau, qui communique la vie à la terre et en provoque le mouvement, selon la parole coranique : "Et tu vois la terre déserte, et quand Nous descendons sur elle de l'eau, elle frémit et conçoit et produit" - ou enfante - "toutes sortes de couples en beauté" (coran XXII, 5), c'est à dire qu'elle n' enfante que ce qui est conforme à sa propre nature qui, elle, est sujette à la dualité, qui est polarité. De même, l'Être Divin assume la multiplicité [des aspects] et des Noms, qui Le désignent comme tel ou tel, en vue du monde, qui présuppose de par sa nature les multiples essences des Noms qui s'y affirment. Inversement, la multiplicité du monde est unité sous le rapport de son essence. De même la Hylé est multiple en vertu des formes qui apparaissent en elle, et dont elle est le support substantiel, DIEU apparaît comme multiple en vertu des formes de Sa propre révélation,de sorte qu'Il est le "lieu de révélation" (majlâ), où les formes du monde se révèlent les unes aux autres, tout en restant essentiellement un (8). - Considère donc la beauté de cet enseignement Divin, dont DIEU accorde la compréhension à ceux qu'Il choisit d'entre Ses serviteurs !

Lorsque la famille de Pharaon trouva Moïse sur le Nil auprès d'un arbre, Pharaon l'appela Mûsâ, signifiant en langue égyptienne "eau" et "arbre", - parce que l'arche s'était arrêtée contre un arbre dans le fleuve en crue. D'abord Pharaon voulut le tuer, mais sa femme s'y opposa, parlant par inspiration Divine, puisqu'elle avait été créée pour la perfection spirituelle, selon la parole du Prophète qui dit qu'elle et Marie atteignirent la perfection des parfaits parmi les hommes (9). Elle dit donc à Pharaon au sujet de Moïse : " Il sera une consolation pour moi et pour toi (coran XXVII, 9), et, en effet, c'est par lui qu'elle fut consolée en recevant la perfection spirituelle, comme nous venons de le dire.
D'autre part, il fut une consolation pour Pharaon aussi, à cause de la foi que DIEU lui donna [avant qu'il ne fût noyé dans la Mer Rouge], en sorte que DIEU saisit l'esprit de Pharaon dans un état purifié, sans souillure, puisqu'il le saisit dans sa foi [toute nouvelle], avant qu'il ait pu la souiller par un  péché; car la soumission à DIEU efface tout péché qui la précède. Aussi fit-Il de lui un signe de Son aide librement accordée à quiconque Il veut [selon la parole coranique : "pour que tu sois un signe pour ceux qui vivront après toi" (coran X, 91)] afin que personne ne désespère de la miséricorde Divine car : "ne désespère de l'Esprit de DIEU que le peuple des mécréants" (coran XII, 87). Si Pharaon avait été de ceux qui désespèrent, il ne se fût pas soudainement soumis à DIEU (10). Donc, Moïse fut, comme le dit la femme de Pharaon : "une consolation pour moi et pour toi; ne le tuez pas, il se peut qu'il nous soit  utile" (coran XXVIII, 10). C'est bien ce qui arriva, car DIEU leur fit du bien à cause de Moïse, bien qu'ils ne se fussent pas doutés qu'il était le Prophète qui devait détruire le règne de Pharaon et sa famille.

Lorsque DIEU le protégea ainsi de Pharaon, le coeur de sa mère fut délivré du chagrin qui l'avait opprimé. Ensuite, DIEU empêcha l'enfant d'accepter de nourrice jusqu'à ce qu'il reçut le sein de sa mère, qui le nourrit ensuite, et par là DIEU lui rendit sa joie parfaite (11). Ceci est analogue à la connaissance des différentes voies sacrées (sharâ'i), selon la parole Divine : " A chacun de vous Nous avons donné une voie (shir'atan) et une direction (minhâjâ) (coran V, 52); ce dernier terme signifie [lorsqu'on le décompose en minhâ et (12) la provenance d'un être; or, celle-ci correspond à la nutrition par le lait maternel, de même qu'une plante se nourrit de sa racine. [conformément à ce principe, qui veut qu'un être ne se nourrisse que de sa mère] une chose peut être illicite, selon telle voie sacrée et licite selon telle autre, - j'entends selon les apparences, car, en réalité, il ne s'agit pas d'une seule et même chose, dans ce cas-ci comme dans l'autre, dès lors que l'ordre Divin [c'est à dire l'Existence] est fait d'un renouvellement continuel de la création, sans répétition aucune. Or, cette divergence des voies sacrées est symbolisée, dans l'histoire de Moïse, par son aversion contre les nourrices.

La vraie mère d'un enfant est celle qui l'allaite et non pas celle qui en accoucha seulement, car cette dernière porta l'enfant comme une chose qui lui était  confiée, qui croît en elle et qui se nourrit de son sang matriciel sans que la volonté de la mère y soit impliquée, ni sa générosité, car l'embryon ne se nourrit que du sang qui rendrait la mère malade et la tuerait, si l'enfant ne s'en nourrissait et que le sang ne puisse pas sortir d'elle. C'est donc l'embryon qui est un bienfait pour la mère, parce qu'il se nourrit du sang matriciel et qu'il la protège ainsi du mal que la rétention lui causerait. Tel n'est pas le cas de la femme qui allaite, car en donnant son lait elle veut conserver la vie de l'enfant. Or, DIEU destina à Moïse comme nourrice la mère qui l'enfanta pour qu'aucune autre femme hors sa mère n'eût un droit sur lui, et aussi pour qu'elle en fût consolée en l'élevant et en le voyant grandir sur son sein.
source : La Sagesse des Prophètes (Ibn'Arabi)
à suivre








1.selon une certaine tradition, les astrologues égyptiens avaient prédit à Pharaon la naissance d'un prophète israélite qui le détruirait.

2.L'esprit vital (ar-rûh) est intermédiaire entre l'âme immortelle et l'organisme physique. Il se dissout généralement après la mort; dans certaines conditions, il peut se transférer tout ou partiellement sur un homme vivant, comme un ensemble de forces portant l'empreinte de l'âme du défunt; c'est là ce qui a lieu dans la succession des hiérarches lamaïstes appelés Tulku. Al-Qashâni ajoute que Pharaon, qui avait voulu faire échec à la prédestination Divine en tuant les enfants mâles des Israélites, favorisa par là même la manifestation du prophète, qui devait être comme la synthèse des âmes de son peuple. On remarquera la relation réciproque entre sacrifice et descente salvatrice.

3. Selon le Zohar, Moïse n'était pas seulement le représentant du peuple d'Israël, mais ce peuple même au regard de DIEU.

4. C'est à dire les sagesses Divines qui se manifestent dans les paroles, les actes et dans le destin même de Moïse.

5. As-sakînah correspond à l’hébreu ha shekhîna, désignant la Présence de DIEU dans l'arche d'alliance. C'est le corps qui est le support de la "Présence réelle" et non pas le mental.


6. Le monde des esprits actifs et celui des matières réceptives.

7. C'est à dire que cette souveraineté de l'homme ne peut être connue que dans le pur Esprit, essentiellement identique au prototype de l'univers, tandis que les facultés psychiques et sensibles ne la saisissent pas.

8. L'unité subsistance, passive, de la Nature ou de la Hylé est l'image inverse de l'Unité essentielle.

9. " D'entre les hommes, beaucoup ont atteint à la perfection (al-kamâl), mais parmi les femmes n'ont été parfaites que Assiya, la femme de Pharaon, et Marie..."

10. "Nous conduisîmes les enfants d’Israël à travers la mer. Pharaon, insolent et hostile, les suivit avec son armée. Mais lorsque la Mer menaça de l'engloutir, il dit : Je crois qu'il n' y a pas de DIEU hors Celui en qui croient les enfants d'Israël; je me soumets à Lui. Maintenant tu crois, alors que tu étais rebelle jadis et transgressant. Ce jour-ci Nous sauverons ton corps pour que tu sois un signe pour ceux qui vivront après toi. En vérité, beaucoup de gens négligent Nos signes" (coran X, 89-91).
,
11." Le coeur de la mère de Moïse fut accablé de douleur; peu s'en fallut qu'elle ne découvrit son origine; [elle l'aurait fait] si Nous n'avions pas affermi son coeur afin qu'elle fût croyante. Elle dit à sa soeur : suivez l'enfant. Elle l'observait de loin sans qu'on l'eût remarquée.
" Nous lui avons interdit le sein des nourrices étrangères, jusqu'au moment [où la soeur de sa mère, arrivant] dit à la famille de Pharaon : Voulez-vous que je vous enseigne une maison où l'on s'en chargera pour votre compte, et où on lui voudra du bien ?

 " Ainsi Nous l'avons rendu à sa mère, afin que ses yeux attristés se consolassent, qu'elle ne s’affligeât  plus et qu'elle apprit que les promesses de DIEU sont infaillibles. Mais la plupart des hommes ne le savent pas" (coran XXVIII, 9-12).

12. Minhâ = d'elle; jâ = est venu 

mardi 4 septembre 2012

Les voies des Soufis - Al-Ghazâli

... Je me suis tourné avec toute mon énergie (spirituelle) vers la voie des soufis et j'ai su qu'elle ne s'obtient qu'en conjoignant la science et la pratique, car l'essentiel de leur savoir vise à surmonter les obstacles de l'âme (concupiscente) et à se débarrasser de ses mauvais caractères et de ses défauts pour vider le coeur de tout ce qui n'est pas DIEU et le parer de Sa seule mention (dhikr).
Comme l'apprentissage du savoir m'était plus aisé que l'action et la pratique, j'ai commencé par acquérir leur science grâce à la lecture de leurs écrits comme le Qut al Harith d'Abu Talib al Makki, les livres d'al Harith al Muhasibi, les citations dispersées de Junayd, de Shibli, d'Abu Yazid al Bistami - que DIEU sanctifie leurs âmes - ainsi que d'autres maîtres. Je l'ai fait jusqu'à ce que j'ai pu connaître le fin fond de la finalité de leur savoir et acquérir ce qu'on peut  acquérir de leur approche grâce à l'apprentissage dans les livres et l'initiation directe. Il m'apparut que ce qu'ils ont en propre ne pouvait être obtenu par l'étude mais par le goût et l'expérimentation directe des états et des changements des qualités (de l'âme). Car la différence est incommensurable pour toi par exemple entre le fait de connaître les définitions de la bonne santé et de la satiété, leurs causes et leurs conditions et le fait d'être toi-même en bonne santé et bien rassasié ! Entre le fait de connaître la définition de l'ivresse et de savoir qu'il s'agit d'un état qui résulte de la concentration dans l'estomac de vapeurs qui remontent au cerveau qui est le siège de la pensée et le fait d'être toi-même ivre !
Mais plus que cela, l'homme ivre ignore tout de la définition de l'ivresse et de sa science tout en étant lui-même ivre, et il ne possède rien de cette connaissance. A l'inverse, l'homme sobre connaît la définition de l'ivresse et ses modalités bien qu'il n'y touche pas. De même dans sa maladie le médecin connaît la définition de la bonne santé, ses causes et ses remèdes bien qu'il soit lui-même malade. De la même façon il y' a une grande différence entre le fait de connaître la réalité de l'ascèse, ses conditions et ses causes et le fait que ton propre état se caractérise par l'ascèse et le renoncement de ton âme aux attraits du bas-monde.

J'ai su alors avec certitude que les soufis sont des hommes réputés pour leurs états spirituels non leurs paroles, que  ce que je pouvais acquérir par voie de savoir je l'ai obtenu et qu'il ne me restait plus que ce qu'on ne peut acquérir par l'étude de l'apprentissage mais uniquement par l'expérimentation et la pratique. Et j'avais déjà acquis, grâce aux sciences que j'ai pratiquées et aux voix que j'ai empruntées dans la recherche tant religieuse que rationnelle, une Foi marquée par la certitude en DIEU - qu'Il soit exalté - en la prophétie et au Dernier jour. C'est dire que ces trois principes de la Foi se sont ancrés en moi non pas en vertu d'arguments précis et établis mais grâce à des motifs, à des indices et à des expériences si innombrables qu'il ne m'est pas possible de les évoquer en détail.

Il m'était devenu évident que je ne pouvais aspirer à la félicité de la vie éternelle dans l'Au-delà qu'en craignant pieusement DIEU et qu'en interdisant à mon âme de s'adonner à ses passions et désirs et qu'en sachant que le maître-mot en tout cela consiste à rompre les attaches du coeur avec le bas-monde en se détournant de la demeure des illusions pour me tourner vers la demeure du séjour éternel et consacrer toute mon énergie spirituelle et tout mon être à DIEU - qu'Il soit exalté.

J'ai donc scruté mon état et j'ai constaté que j'étais empêtré dans les attaches (du bas-monde) qui m'encerclaient de toute part. Je me suis tourné vers mes oeuvres dont les meilleurs portaient sur l'enseignement et l'étude et j'ai constaté que dans cette tâche j'entretenais un savoir futile et inutile sur la voie de la vie Future. J'ai réfléchi ensuite à la pureté de mon intention à travers mon enseignement et j'ai constaté qu'elle n'était pas entièrement vouée à DIEU - qu'Il soit exalté - car elle avait pour mobile et motif la recherche de la renommée et l’extension de la gloire. J'ai eu alors la certitude que je me trouvais au bord d'un précipice et que j'allais tomber dans la fournaise si je ne me ressaisis pas à temps.

Je n'ai cessé pendant toute une période d'y penser, tout en restant encore indécis. Un jour je prenais la résolution de quitter Bagdad et de rompre cet état mais le lendemain je me rétractais et je changeais d'avis, avançant d'un pas et reculant de l'autre. Avais-je ressenti au matin une sincère aspiration à la Vie Future, que déjà, le soir, l'armée du désir venait de l'attaquer et de la réduire. Ainsi, les plaisirs du bas-monde m'assaillaient et m'enchaînaient sur place tandis que le héraut de la Foi m'interpellait et me criait : Il faut partir, il faut partir. La vie est trop brève ! Le voyage est long devant toi ! Tout ce que tu pratiques comme savoir et action n'est que vilenie et tromperie ! Si tu n'es pas prêt, dès maintenant, pour la Vie Future, quand le seras-tu ? Si tu ne romps pas maintenant tes attaches quand donc le feras-tu. A ces moments là l'appel prenait corps en moi et la résolution de tout finir et quitter devenait réelle.

Mais Satan revenait à la charge en me faisant la suggestion suivante : " ce n'est qu'un état passager. Prend garde et ne te  laisse pas aller. Cela va très vite passer. Si tu te soumets à cet état et si tu abandonnes tous ces honneurs, cette situation stable à l'abri des soucis et des contrariétés et cette position éminente, loin des attaques des rivaux tu risques de la regretter et de ne pas l'avoir de nouveau".

Ces tiraillements  entre les assauts des attraits du bas-monde et les appels de la Vie Future ont duré environ six mois, à partir du mois de Rajab de l'année quatre cent quatre-vingt-huit de l'hégire. En effet au cours de ce mois l'affaire dépassait le stade du choix libre et devenait une question de nécessité et d'urgence. Car DIEU a mis un sceau sur ma langue au point que je ne pouvais plus l'articuler pour les besoins de mon enseignement : je m'efforçais de faire ne serait-ce qu'un seul cours pour réconforter mes étudiants qui me rendaient visite mais ma langue me refusait son concours et je n'arrivais plus à prononcer le moindre mot. Et ce noeud qui enchaînait ma langue finit par engendrer de la tristesse dans mon coeur, ce qui affecta gravement mon appétit : je n'avais plus aucun goût pour la nourriture. Mon état ne faisait qu'empirer et mes forces déclinaient dangereusement au point que les médecins perdirent tout espoir de trouver un remède à mon mal. Dans leur diagnostic ils estimaient qu'il s'agit : " d'un mal qui a atteint le coeur pour gagner ensuite les humeurs, il n' y a pas d'autre remède si ce n'est celui de soulager son secret intime de l'emprise du souci qui le ronge".

Lorsque j'ai ressenti toute mon impuissance et que j'ai perdu totalement toute notion de choix personnel je me suis remis entièrement à DIEU - qu'Il soit exalté - en homme nécessiteux et indigent qui n' a aucun moyen propre. Et je fus exaucé par " Celui qui exauce le nécessiteux quand il L'implore" Il a rendu aisé pour mon coeur le renoncement aux honneurs, à l'argent, à la famille et aux amis. J'ai fait alors croire que j'ai pris la résolution de me rendre à la Mecque. En fait je me préparais à partir au Sham (la grande Syrie). Je l'ai fait pour éviter que le Calife et un certain nombre de mes amis ne connaissent pas   ma véritable intention de m'installer au Sham. Il m' a fallu donc mille précautions pour pouvoir quitter Bagdad avec la ferme intention de n' y plus jamais revenir. Je m'exposais ainsi aux reproches de l'ensemble des savants de l'Irak dont aucun ne pouvait soupçonner l'existence d'un motif religieux dans mon renoncement à ma situation, car ils croyaient que c'était la plus éminente charge religieuse. Cette situation constituait à leurs yeux le sommet que leur savoir pouvait appréhender.

Mais par la suite les gens s'embrouillèrent dans leurs déductions. Ceux qui étaient éloignés de l'Irak croyaient que mon départ fut sur suggestions de la part des autorités. Quant à ceux qui en étaient proches et qui voyaient bien l'empressement que mettaient ces autorités à s'attacher à moi et à me combler de leurs prévenances et comment je m'en détournais sans prêter la moindre attention à leurs discours, ils disaient : " Ceci est un coup du ciel. Il n'a pas d'autres motifs si ce n'est un mauvais oeil qui a frappé les musulmans et la fine fleure des savants".

J'ai donc quitté Bagdad après avoir distribué presque tout l'argent que j'avais en ne gardant que le strict nécessaire pour moi et mes enfants. En effet l'argent en Irak est consacré à l’intérêt général dans la mesure où il est investi dans des fondations pieuses destinées aux musulmans. Or je ne voyais, dans le monde, d'autre bien que le savant peut mieux utiliser pour sa famille.

Ensuite je suis arrivé en Syrie où j'ai séjourné environ deux ans durant lesquels je n'avais d'autre occupation que la solitude, la retraite spirituelle, l'exercice et le combat spirituels. Car j'étais tout occupé à purifier mon âme, à améliorer mon caractère et à rendre mon coeur transparent pour s'adonner au Dhikr de DIEU - qu'Il soit exalté - tel que je l'ai appris dans les livres des soufis. Je me retirais ainsi plusieurs jours durant dans la mosquée cathédrale de Damas en montant dans son minaret où je m'enfermais toute la journée.

De Damas je me suis rendu à Jérusalem où je pénétrais chaque jour dans le Dôme du Rocher après avoir fermé la porte derrière moi.

Puis retentit en moi l'appel de l'obligation du pèlerinage ainsi que l'envie de se ressourcer auprès des lieux saints, de la Mecque, de Medine et du Dôme où repose le corps de l'envoyé de DIEU - que DIEU lui accorde la Grâce et la paix. Je me suis donc rendu au Hidjaz.

Ensuite les préoccupations et les appels de mes enfants me rappelèrent dans ma terre natale. J'y suis retourné alors que j'étais le dernier homme à envisager un tel retour. Mais là aussi j'ai préféré l'isolement par attachement à la retraite spirituelle et à la purification de mon coeur pour qu'il s'adonne au Dhikr. Cependant les poids des évènements, les soucis de la famille et les contraintes de l'existence désorientaient le sens de ma visée et troublaient la transparence de ma retraite spirituelle. Ainsi je ne retrouvais la pureté de mon état qu'en certains moments. Malgré cela je ne désespérais pas de la retrouver; car les obstacles m'empêchaient mais je revenais à la charge.

Cette période dura environ dix ans et j'ai eu au cours de mes moments de retraite spirituelles d'innombrables dévoilements qu'on ne peut énumérer exhaustivement. Le peu que je dévoile pour qu'on en tire profit peut se résumer en ceci : J'ai su avec certitude que les soufis sont ceux qui cheminent, tout particulièrement sur la voie de DIEU, que leur conduite est la plus parfaite, que leur voie est la plus sûre et la plus droite et que leur caractère est le plus pur. Je dirai plus : même si l'on additionne l'intelligence des hommes, la sagesse des sages et la science des savants avertis des secrets de la loi religieuse pour pouvoir réformer leur conduite et leur caractère ou même les améliorer on y parviendrait  pas. Car tout dans leur mouvement ou leur immobilité, extérieurement et intérieurement, est puisé dans la lumière de la Niche (Mishkat) de la prophétie. Or sur toute l'étendue  de la terre, il n' y a pas, au-delà de la lumière de la prophétie, d'autre lumière pour s'éclairer.

En somme que peut-on dire d'une voie dont la purification qui est sa première condition consiste à purifier entièrement le coeur de tout ce qui est autre que DIEU - qu'Il soit exalté -, dont la clé qui vaut pour elle l'entrée en état de sacralisation pour la prière consiste en ce que le coeur s'absorbe totalement dans la mention (Dhikr) de DIEU et dont la finalité vise à s'anéantir totalement en DIEU ? Et encore cette finalité n'est envisagée ici que par rapport à ce qui se relève du choix et de l'acquisition à ses débuts. Voilà réellement le début de la voie, et tout ce qui le précède s'apparente au corridor pour celui qui l'emprunte.

Dès le début de la voie se succèdent les dévoilements (Makashafat) et les visions présenciellles (Mushahadat) au point qu'en état de veille les soufis voient les anges et les Esprits des Prophètes; ils entendent leurs voix et tirent profit de leur présence. Ensuite avec l’élévation de leur état spirituel, ils voient des formes et des images et atteignent des degrés ineffables que nul ne peut exprimer par des mots sans tomber dans l'erreur.

En un mot ils finissent dans leurs progressions par atteindre une proximité que certains imaginent être une incarnation, d'autres la prennent pour une union et d'autres encore pour une atteinte et une arrivée. Mais tout ceci est faux. D'ailleurs nous avons montré dans notre al-Maqsad al-Asna en quoi cela s'avère être faux. Car celui qui est effleuré par cet état ne doit pas dire plus que ce qui est exprimé dans ce vers :

Il y eut ce qu'il y eut et que je ne vais pas évoquer

Aussi, n'y vois que du bien et n'interroge pas sur ce qui s'est passé.

Bref celui qui n'a pas le privilège d'éprouver cela et de le goûter n'aura connu de la réalité de la prophétie que le nom. Car les prodiges des saints préfigurent vraiment les débuts des Prophètes. C'était d'ailleurs l'état de l'Envoyé de DIEU - que DIEU lui accorde la Grâce et la Paix - lorsqu'il se rendait dans la grotte de Hira pour s'y retirer avec son Seigneur et l'adorer au point que les arabes ont dit de lui : " Mohammed est épris de son Seigneur".

C'est un état qu'éprouve uniquement celui qui emprunte cette voie. Quant à celui qui n'a pas reçu le don de le goûter et l'éprouver peut-être convaincu de son existence grâce à l'expérience et du témoignage. Mais il lui faut fréquenter longuement les soufis jusqu'à ce qu'il comprenne cela avec certitude grâce à l'identité du témoignage sur leurs états.

Ainsi, celui qui assiste à leurs séances finit par acquérir auprès d'eux cette Foi trempée dans la certitude. Car ce sont des gens dont le convive n'est jamais malheureux. Quant à celui à  qui il n'a pas été donné de les fréquenter qu'il sache que cela est parfaitement possible et même attesté par des témoignages rationnels, irréfutables comme je l'ai indiqué dans le livre : "Les Merveilles du coeur" (Aja'ib-al-Qalb) de mon Ihya "Ulum al-Din.

Or vérifier au moyen de la démonstration rationnelle, c'est de la science; éprouver cet état concrètement, c'est de la connaissance directe fondée sur le goût et l'accepter favorablement sur la base des témoignages oraux rapportés et de l'expérience, c'est de la Foi.

Tels sont les trois degrés du savoir et " DIEU élèvera de plusieurs degrés ceux parmi vous qui ont cru et reçu la science". (coran 58/11).

Hormis ces hommes il n' y a que des ignorants qui nient tout cela; ils s'étonnent de ce genre de propos, feignent d'écouter, s'en moquent et disent : " C'est étonnant ! Comment peuvent-ils délirer de la sorte !'. DIEU - qu'Il soit exalté - a dit au sujet de ces hommes : " Ils  en est qui te prêtent une oreille attentive, jusqu'au moment où, sortis d'auprès de toi, ils disent à ceux qui ont la science : que vient-il juste de dire ? Ceux-là sont ceux que DIEU a scellé le coeur. Ils ne suivent que leurs passions." (coran 47/16).

Or la réalité de la prophétie et sa propriété sont l'une des données que j'ai inéluctablement dégagées de ma pratique de leur voie. Il convient donc de mettre l'accent sur le principe de cette réalité en raison de son impérieuse nécessité.
source : Erreur et Délivrance (al-Ghazâli)

dimanche 19 août 2012

La passion subite d'amour, ou l'inclination soudaine d'amour - Ibn'Arabi

Sache que l'amour, reçoit quatre dénominations principales. A chacune d'elle est attaché un état spirituel que ne partagent pas les trois autres. Nous allons maintenant en traiter.

Al-Hawâ : La Passion subite d'amour, ou l'inclination soudaine d'amour.

Ce terme a deux acceptions principales qui s'appliquent à l'amour.
La première signification exprime ce qui tombe ou surgit dans le coeur en provenance de la réalité non manifestée de l'être (ghayb) qui le pénètre jusqu'en sa réalité extérieure (shahâda) dans ce siège.
On dit, par exemple, l'étoile disparaît (hawâ) lorsqu'elle (semble) tomber. DIEU - qu'Il soit exalté - a dit : "Par l'étoile lorsqu'elle tombe" (coran LIII, I).
Quand cet état intérieur (hâl) est ainsi réalisé, ce nom d'inclination soudaine est  l'un de ceux donnés à l'amour. Le verbe qui l'exprime est alors HaWiYa vocalisé au futur YaHWâ et le nom correspondant est HaWâ, le fait d'aimer, de pâtir d'amour.
De la même racine vocalisée HaWâ, au futur YaHwî, vient le nom HuWiY qui signifie le fait de tomber.
Trois raisons viennent à l'appui du sens donné au nom HaWâ, le fait de tomber dans le coeur. Chacune d'elles peut déterminer ce type d'amour, ou ceux d'entre elles ou encore toutes les trois : il s'agit du regard (nazhar), de l'audition (sama') et du bienfait (ihsân).
La plus importante et la plus constante  est le regard, car l'amour qu'il engendre ne s'altère pas après la rencontre (de l'être aimé), au contraire de l'audition de sa voix qui est susceptible de s’altérer après la fréquentation. Il est en effet peu probable que la forme du bien-aimé qu'il a perçue par l'ouïe lui corresponde fidèlement dans l'imagination. Quant à l'amour produit par le bienfait, il est sujet à déficience, la négligence le fait cesser même si le bienfait persiste après la disparition de celui qui l'a accordé.

La seconde acception du terme HaWâ exprime une passion ou inclination amoureuse subite qui devrait être conforme aux données de la Loi révélée. La parole suivante que DIEU adresse au prophète David le confirme : "Prononce entre les hommes par le moyen du droit véritable (bi-l-haqq) et ne suis pas l'inclination subite de la passion (hawâ)... (coran XXXVIII, 26) et s'interprète de cette façon : ne suis pas le mobile de ton amour mais bien l'objet de Mon amour car telle est la règle que Je te prescris.

DIEU continue ce verset de la sorte : ...car elle t'égarera de la Voie de DIEU. C'est dire que cette inclination passionnelle te laissera désorienté en te conduisant à ta perte et t'aveuglera dans la voie que Je t'ai tracée dans Ma Révélation et sur laquelle Je t'ai demandé de marcher. Tel est le précepte Divin à cet égard.

Dans ce contexte, l'inclination amoureuse subite est l'amour que l'homme cultive mais que DIEU exige d'abandonner quand cet amour correspond à une manière d'être non conforme aux prescriptions divinement établies.
Viens-tu à objecter que DIEU interdit à l'homme une disposition naturelle dont il n'est pas capable de se priver puisqu'un tel amour, une telle inclination passionnelle, a sur lui une emprise si violente qu'elle exclut la coexistence de la raison.

Nous te répondrons que DIEU n'impose pas à cet être la disparition de l'inclination amoureuse, car la passion trouve toujours libre cours en s'attachant, nous l'avons souligné précédemment, à des objets multiples et en s'exerçant sur des êtres nombreux.
Nous avons déjà montré que l'inclination amoureuse, qui est l'amour, est en réalité l'amour de l'union dans un ou de nombreux individus. C'est pourquoi DIEU - exalté soit - Il - exige que l'homme, dans son amour, s'attache à la seule Vérité qui a été énoncée pour lui - et telle est bien la Voie de DIEU - avec la même vigueur qui le liait à des voies multiples qui ne sont pas celles de DIEU. Tout cela a trait à cette parole Divine citée plus haut : Et ne suis pas l'inclination de la passion. DIEU ne lui imposera donc rien au-delà de sa capacité, la prescription d'une charge contre nature ne pouvant être voulue par Celui qui possède science et sagesse dans les règles qu'Il édicte.

Et si tu avances l'argument sur l'obligation de croire faite à celui qui ne devra pas croire en raison de ce qui est décidé de toute éternité dans la Science de DIEU, comme cela fut le cas pour Abû Jahl et d'autres encore, nous dirons que la réponse à cette objection comporte deux aspects.
Dans la première interprétation, je n'entends pas par imposition ou obligation la seule conformité à l'ordre  naturel auquel celui qui est assujetti  ne saurait contrevenir. Tel serait le cas d'une personne qui demanderait à une autre de se hisser dans le ciel sans aucun moyen, ou encore de réunir deux contraires, ou bien de demeurer dans l'instant qui lui-même ne perdure pas. Il est donc bien  assujetti à l'ordre naturel sur lequel s'exerce son aptitude. Tel est le fondement certain de la foi (imân) et de son mode d'expression, chaque homme ayant lui-même la possibilité de s'y conformer, soit par acquisition personnelle, soit par disposition naturelle, comme tu voudras. Dis alors : c'est pour cette raison que l'argument relatif à cette question qui intéresse le serviteur le Jour de la Résurrection appartient bien à DIEU, Lui qui a ainsi prononcé : Dis ! L'argument péremptoire est à DIEU. ( S'Il avait voulu, Il vous aurait alors tous guidés) (coran VI, 149).

Si DIEU avait imposé à l'homme ce qui n'entre pas dans sa condition normale, la parole : L'argument péremptoire est à DIEU, n'aurait pu convenir. Mais comme Il l'a bel et bien dit, c'est à DIEU qu'il appartient de faire ce qu'Il veut ainsi qu'Il le confirme dans ce verset : Il ne sera pas interrogé sur ce qu'Il fait mais eux le seront (coran XXI, 23). Le sens à donner à ces paroles est le suivant : on ne pose pas cette question à DIEU : "Pourquoi nous as-Tu imposé cette charge ? Pourquoi nous as-Tu interdit ou nous as-Tu ordonné telle chose tout en sachant que nous nous opposerions à Ton Décret ? " Ce propos divin : Il ne sera pas interrogé sur ce qu'Il fait, revient à leur poser cette question : " Vous ai-Je donné des ordres qui sont de votre ressort ou non ?" Ils seront obligés de répondre conformément à l'ordre des choses ('âda) : " Nous en étions capables !" C'est avouer que DIEU leur impose des charges en rapport avec leurs aptitudes et que, en définitive, il est bien établi que l'argument péremptoire  appartient à DIEU, alors qu'ils continuent d'ignorer la science que DIEU a de leur cas tout  le temps que dure l'obligation qu'Il leur impose.

Dans la seconde interprétation, il s'agit, ainsi que nous l'avons déjà envisagé, de la nécessité de la foi en DIEU qui ressort du contexte coranique relatant la saisie par DIEU de la postérité d'Adam (avant son avènement terrestre) et de la manifestation de Sa Décision dans la vie future. Le croyant seul y subsiste, bien que dans la demeure ici-bas, il reconnaisse l'existence de DIEU tout en restant polythéiste. Il ne donne d'associés qu'à un être existant, et pour cette raison, on exige de lui que la reconnaissance de la seule Unité Divine qui est dans cette réalité et qui fait l'objet de l'amour de l'Être vrai, l'objet de cet amour étant encore virtuel par rapport aux êtres qu'il associe. Il aime donc reconnaître l'Unité Divine qui apparaît dans ces individus et s'il en aime un seul il l'affectionnera parmi de nombreux autres. DIEU aime quiconque se qualifie par un tel amour, en raison même de l'existence de ce qu'il aime, à savoir l'Unité Divine se manifestant à travers cette réalité. Quiconque déteste une personne se comporte de cette façon par le fait que l'objet de son amour ne se montre pas à travers elle, et cette attitude relève encore de la reconnaissance de l'Unité Divine.

Le but ultime de tous est donc bien la foi (en DIEU) et nous pouvons le vérifier, à nouveau, étant donné que la Miséricorde de DIEU précède Son Courroux.
La signification du terme hawâ, l'inclination subite d'amour, te paraît maintenant évidente.
source : Traité de l'Amour - Ibn'Arabi

mercredi 15 août 2012

L'AMOUR ORIGINEL - Ibn'Arabi

Dans cette affection, l'être épure l'inclination amoureuse (hawâ) en s'attachant à la Voie de DIEU à l'exclusion de toute autre. Quand il a ainsi réalisé cette purification et qu'il est devenu d'une nature limpide après s'être débarrassé des impuretés causées par l'association de dieux multiples dans des acheminements divergents, on peut parler de lui en termes d'amour originel en raison même de cette clarification et de cette épuration qui le caractérisent.

Pour la même raison, on nomme habb le récipient qui reçoit l'eau trouble pour qu'elle devienne limpide et claire par précipitation de ses impuretés au fond du vase.
Il en est ainsi de l'amour originel chez les créatures. Lorsqu'elles s'attachent à l'Être vrai - gloire à Lui - et que, pour Lui, l'âme se libère de l'affection portée à des dieux rivaux qui constituent autant d'associations à DIEU, cette attitude est nommée amour originel. 



En outre, DIEU - qu'Il soit exalté - a dit : ceux qui croient ont un amour plus intense pour DIEU (coran II, 165). En effet, quand le voile se retirera, ceux qui ont été suivis désavoueront ceux qui les suivaient et ceux qui les avaient suivis diront : "Si nous pouvions revenir, nous les désavouerions comme ils nous ont désavoués (coran II, 66&167). L'amour que les premiers témoignaient aux seconds cessera dans la demeure ultime, mais les croyants continueront d'aimer DIEU. Leur amour pour Lui deviendra plus intense au point de surpasser les autres quand ceux-ci voudront renier l'amour de leurs divinités, au moment où leurs biens et leurs enfants ne leur serviront de rien contre DIEU (coran III, 10). Le Jour de la Résurrection, les associateurs ne resteront qu'avec le seul amour de DIEU, tandis que dans cette vie ici-bas, ils L'avaient aimé tout en aimant leurs dieux associés. Si une telle estimation et une telle erreur ne les avaient pas séduits, ils ne les auraient nullement aimés, mais l'objet de leur amour bel et bien la Fonction Divine qu'ils s'imaginèrent trouver en de nombreuses créatures. Ils aimèrent donc DIEU, mais également les êtres qu'ils Lui associèrent. Au moment de la Résurrection, nous venons d'en parler, seul l'amour de DIEU leur restera et, en conséquence, dans la vie future, ils auront un amour plus intense pour Lui que celui qu'ils leur portaient dans ce bas-monde, en raison même de la disposition de leur amour reporté dans l'autre demeure sur DIEU seul. C'est alors qu'un tel être contemplera l'objet de son amour qui n'est autre que la Fonction Divine résidant uniquement en lui.
C'est pour cette raison que la miséricorde est primordiale, que les deux demeures limitrophes sont forces et que le domaine intermédiaire est faiblesse avec tout le risque d'association qu'il comporte.
... 
Telle est donc la différence existant entre l'amour originel et l'inclination subite d'amour (nous traiteront de ce autre sujet prochainement pour ce qui est de l'inclination subite d'amour).

LE DÉBORDEMENT D'AMOUR 

C'est l'excès d'amour ou comble de l'amour ou l'amour débordant auquel cette parole Divine s'applique : Ceux qui croient ont un amour plus intense pour DIEU (coran II, 165).

Outre sa limpidité dans son attachement à un être unique, cette affection est proprement ce qu'on nomme l'amour originel (hubb) et outre son apparition dans la graine du coeur, qui a été également dénommée amour originel, elle a la vertu de compénétrer l'homme entièrement et de le rendre aveugle à tout sauf au bien-aimé. La réalité intime (haqîqa) d'un tel amour s'infuse dans les moindres éléments de son corps, de ses facultés et de son esprit. Il s'écoule en lui comme le sang dans les veines et la chair. Il imprègne toutes les jointures de son corps, parvient à s'identifier à son existence en affectant intimement tous ses aspects, corps, esprit, à un point tel que rien ayant trait à un autre ne peut subsister en lui. Il ne parle que par amour pour l'aimé, il n'a d'oreille que pour lui et par son regard il ne contemple que lui en chaque chose. Il le voit en toute forme et ne voit rien sans proférer : "lui !" 
Aussi, cette sorte d'amour est appelée débordement ou excès amoureux ('ishq). D'après les récits, cette affection s'était emparée de Zulaykha (la femme de Putiphar). Elle s'ouvrit une veine et le sang, en touchant le sol en de nombreux endroits, traça : "Joseph, Joseph !" Car la mention du nom de son bien-aimé s'était répandu dans ses veines. C'est ce qu'on rapporte aussi de Al-Hallâj, dont le sang coulant de ses membres amputés écrivait le nom "Allâh, Allâh !" partout où il tombait. Dans cet état, il improvisa ces vers - que DIEU lui fasse miséricorde !

Ni membres ni jointures ne me furent amputés
Sans que votre mention, Seigneur, ne s'y trouvât !

De tels cas rentrent dans cette sorte d'affection et concernent ces êtres débordants d'amour qui trouvèrent de cette manière la mort par amour. Un tel sacrifice est dénommé la domination d'amour. Nous en ferons la description lorsque nous traiterons des attributs des amants, si DIEU le veut.

LA FIDÉLITÉ D'AMOUR


C'est la constance de l'amour originel ou du débordement d'amour ou encore de l'inclination subite d'amour (hawâ). Quel que soit l'état de l'amoureux, cette sorte d'amour rentrera dans une de ces trois notions. 
Lorsque l'être ainsi  qualifié est constant, que rien ne vient altérer cette disposition en lui et qu'il ne cesse d'être sous son emprise, que son influence persiste dans les circonstances agréables ou déplaisantes, qu'il ne s'afflige ni ne se réjouit de l'état de séparation ou d'éloignement de l'aimé dont il désire pourtant la présence, qu'il ne cesse enfin de demeurer sous la sujétion de l'aimé du fait même de sa presence, toutes ces attitudes, donc, rentrent dans cette dénomination de constance d'amour (wadd).
Le verset suivant vient illustrer cette fidélité d'amour : " En vérité, le Miséricordieux dotera d'un amour constant (wadd)  ceux qui auront cru et accompli les oeuvres de bien" (coran XIX, 96),  c'est à dire la fidélité de l'amour en DIEU et la constance de coeur de Ses serviteurs.
Telle est la signification de ce terme.
L'amour comporte des états d'âme nombreux affectant les amants. J'en traiterai plus loin s'il plaît à DIEU. D'ores et déjà, mentionnons : le désir ardent d'amour (shawq), la domination amoureuse, l'amour éperdu, la peine d'amour, les pleurs, la tristesse, la blessure d'amour, la consomption, la langueur et d'autres états semblables propres aux amants qui les décrivent dans leurs vers et que j'exposerai en détail s'il plaît à DIEU.
source : Traité de l'Amour - Ibn'Arabi



dimanche 12 août 2012

JEÛNE ET PRIÈRE RITUELLE - IBN'ARABI

Le mont Hira
L'Envoyé d'Allâh - qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! - a dit : "La prière rituelle est une lumière (nûrun), l'aumône une preuve, la patience un éclat lumineux (diyân'un) et le Coran un argument en ta faveur ou contre toi"...
Allâh - qu'Il soit Glorifié et Magnifié ! - a dit qu'Il "s'entretenait" avec celui qui accomplit la prière rituelle. Or, Il est Lumière. Allâh le Très Haut s'entretient avec lui à partir de Son Nom "la Lumière", à l'exclusion de tout autre. De même que la lumière chasse l'obscurité, de même la prière met fin à toute préoccupation profane. En cela elle se différencie des autres oeuvres car aucune d'elles n'implique l’abandon de tout autre qu'elle-même comme le fait la prière; c'est pourquoi elle est une lumière. Allâh fait savoir à l'orant que lorsqu'Il s'entretient avec lui à partir de Son Nom "la Lumière", Il reste seul avec lui : toute créature disparaît dans la Présence qui accompagne cet entretien...

Le soleil étant lui-même un "éclat lumineux" (coran 10. 5), il permet à l'être doué de vue sensible de découvrir l'ensemble des choses sur lesquelles son éclat se répand; cette "découverte" procède, non de la lumière, mais de son éclat. La lumière n'a d'autre effet que de chasser l'obscurité alors que son éclat provoque la découverte et l'intuition. Tout comme l'obscurité, la lumière est un voile. L'Envoyé d'Allâh - sur lui la Grâce et la Paix ! - a dit au sujet de son Seigneur - qu'Il soit exalté ! - : "La lumière est Son Voile"; il a dit également : "Allâh possède soixante-dix - ou soixante-dix mille - voiles de lumière et de ténèbres". Lorsqu'on lui demanda - sur lui la Grâce et la Paix ! - : "As-tu vu ton Seigneur ?", il répondit : "Lumière ! Comment le verrais-je ?" En même temps, il a déclaré que la "patience", qui correspond au jeûne et au pèlerinage, était un "éclat lumineux". En effet, elle éclaircit pour toi ce qui était confus, tout comme l'éclat de la lumière te permet de percevoir les choses.


Le jeûne n'a pas de semblable


L'Envoyé d'Allâh - qu'Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! - a mentionné une parole de son Seigneur - qu'Il soit exalté ! - disant : "Tout acte du Fils d'Adam lui appartient à l'exception du jeûne car celui-ci est à Moi et c'est Moi qui en paie le prix". Il a dit aussi à quelqu'un : "Adonne-toi au jeûne car il n'a pas de semblable".  Le jeûne apparaît ainsi comme une qualification "samadânienne" exprimant la transcendance à l'égard de la nécessité de se nourrir propre à la créature. Dès lors que le serviteur désire - conformément à l’exigence de la Loi sacrée énoncée dans la Parole Divine : "Le jeûne vous a été prescrit comme il a été prescrit à ceux qui étaient avant vous" (cor. 2, 183) - revêtir une qualification qui n'appartient pas à sa constitution véritable, Allâh lui dit : "Le jeûne est à Moi" et non pas à toi, c'est à dire : "Je suis Moi Celui à qui il ne sied pas de manger et de boire. Puisque c'est en  cela que le jeûne consiste et puisque tu t'y introduis du fait que Je te l'ai prescrit " c'est Moi qui en paie le prix". C'est donc comme s'Il avait dit : "Et c'est Moi qui en paie le prix puisque la qualification de transcendance à l'égard de la nourriture et de la boisson M'implique nécessairement; toi, au contraire, tu t'en revêts alors qu'elle ne correspond pas à ton être véritable et qu'elle ne t'appartient en aucune manière; tu t'en pares dans l'état de jeûne et elle t'introduit auprès de Moi.  La "patience" consiste, en effet, à contenir son âme et tu l'as contenue sur Mon Ordre à l'égard de ce qu'implique ta réalité propre en matière de nourriture et de boisson". C'est pourquoi Il a dit encore : "Deux joies appartiennent au jeûneur : l'une, quand il rompt son jeûne...", cette joie concerne uniquement son esprit animal, "... l'autre, quand il rencontre son Seigneur" : cette joie là concerne son "âme parlante" et son "noyau seigneurial" car le jeûne amène à la rencontre d'Allâh, c'est à dire à la contemplation.

Le jeûne plus parfait que la prière.

Le jeûne est plus parfait que la prière rituelle car il entraîne la rencontre d'Allâh et Sa contemplation. La prière est un entretien, non une contemplation. Elle implique nécessairement un voile; Allâh a dit en effet : "Il n'appartient pas à la créature humaine qu'Allâh lui parle si ce n'est par inspiration ou de derrière un voile" (cor. 42, 51). C'est ainsi qu'Allâh a parlé à Moïse et c'est pour cette raison que ce dernier Lui a demandé la Vision. "S'entretenir", c'est échanger des paroles. (C'est pourquoi) Allâh dit : " J'ai partagé la prière rituelle en deux moitiés entre Moi et Mon serviteur et ce qu'il demande est à Mon serviteur; lorsque le serviteur dit : "Louange à Allâh, le Seigneur des mondes", Allâh dit : "Mon serviteur M'a louangé", etc." Le jeûne, en revanche, ne se partage pas. Il appartient (tout entier) à Allâh et nullement au serviteur. Bien plus, le serviteur ne reçoit son "salaire" que par le fait même qu'il appartient à Allâh !

Il y'a ici un secret sublime. Nous avons déjà dit que la "contemplation" et l' "entretien" ne sont pas compatibles. En effet, la contemplation provoque perplexité et stupeur (baht) alors que la parole vise à la compréhension : quand une parole se présente à toi, ton attention se porte sur ce qui est dit - peu importe ce dont il s'agit - non sur celui qui parle. Comprends donc le Coran et  tu comprendras al-Furqân ! (1)
Telle est la différence entre la prière rituelle et le jeûne... Quant à ce que nous avons dit à propos du fait qu'Allâh "paie le prix" du jeûne par la joie que le jeûneur éprouve au moment où il rencontre son Seigneur, le secret correspondant se trouve dans la Sourate Yûsuf : " Celui dans le sac duquel il sera trouvé servira lui-même de prix" (Cor. 12, 75).

source : Textes sur le jeûne - Ibn'Arabi

1. Le Cheikh semble vouloir identifier ici le Furqân à l'aspect "compréhensible" du Coran.

mercredi 8 août 2012

Le dénouement du Mi’râj des deux pèlerins - Ibn'Arabi

Les deux pèlerins s'en retournent à leur point de départ et réintègrent leur corps matériel.

Après quoi, l'adepte fait volte-face, cherchant à rejoindre son point de départ, là d'où il est sorti (1). Dès lors, DIEU chemine avec lui, selon une autre voie que celle qu'il avait parcourue tout d'abord. C'est une Divine migration dont il n'est pas possible d'en parler. Seul peut la connaître celui qui en fait lui-même l'expérience visionnaire. Quand à son compagnon (le théoricien), il reprend son propre voyage, étant donné qu'il ne peut devenir un adepte qu'après être retourné à son corps.





Accompagné de l'adepte, le théoricien va prêter serment d’allégeance à l' " Envoyé", et il reçoit l'Islam. 


Alors, le théoricien s'associe à son confrère (l'adepte), et il s'empresse en même temps que celui-ci au devant de l' "Envoyé", s'il se trouve présent, ou bien auprès de son héritier légitime. Il lui fait serment d'allégeance en lui jurant sa foi et son assentiment formel devant l'évidence que le Prophète lui a apporté de la part de son Seigneur, et devant le signe dont il est porteur. Il est accompagné d'un témoin, l'adepte en personne.

Illuminé par la foi, le théoricien reparcourt tous les degrés de l'ascension en seul coup d'oeil. L' "Élixir de la Genèse" et les bouleversements eschatologiques. 

Désormais, il " croit en DIEU ", en tant que DIEU institua à son intention la profession de foi, et non plus parce que DIEU lui a fourni une preuve formelle. Et soudain le théoricien découvre auprès de lui et dans son coeur une lumière qu'il n'y avait point décelée auparavant. Alors, de la place où il se trouve, il voit en un seul coup d'oeil, grâce à cette lumière, tout ce qu'il avait contemplé précédemment en compagnie de l'adepte au cours de sa première ascension. Plus rien désormais ne l'arrête. Au contraire, il monte irrésistiblement, de la même façon que l'adepte, jusqu'à ce qu'il atteigne enfin la Nuée Divine et le but ultime de l'ascension. Il contemple la res divina dans les choses offertes à ses regards, il perçoit la nécessité d'être des réalités dont l'existence s'était d'abord montrée à lui sous le mode de la réflexion théorique et de la raison, lui-même ne bougeant pas de sa place.
Cela ne cesse point. Il obtient l' "ÉLIXIR DE LA GENÈSE" . Il voit le " grand rassemblement des corps" passant d'un état en un autre par le fait d'un changement de condition et d'un changement de cycle. De telle sorte que les configurations physiques des choses se trouvent modifiées du tout au tout et leurs modes d'être bouleversés de fond en comble. Ce que nous évoquons là, le théoricien l’appréhende d'une façon que je formulerai en ces termes :

Distiques

" Lorsque le ciel se dissoudra " (82.1),
une Réalité décisive prendra forme.
Quiconque en participera, par elle brillera.
" Lorsque les étoiles s'éparpillerons " (81.2),
cherchant à se disséminer,
" Des montagnes de roc se mettront en marche" (81.3)
qui se verront elles-mêmes soudain marchant.
" Une fournaise sera attisée " (81.12)
dont le foyer vorace consumera tout.
" Un jardin du Paradis aura été rapproché" (81. 13)
où entrera un groupe d'hommes " qui de leurs
tombes auront été arrachés" (82. 4).
A ce groupe tu diras ce que tu désires.
Il te répondra : des bêtes sauvages
se trouvent rassemblées (81. 5).
Alors tu verras mon âme qui aura été avancée
et mise en arrière (82. 5).

La vision infernale du théoricien et la crainte du châtiment.

Lorsque le théoricien a reçu l'Islam et confessé sa foi, et que, de la position où il se trouve il a embrassé du regard tout ce qu'a contemplé l'adepte en une vision oculaire au cours de son ascension, il demande à voir en quelle posture se trouvent les iniques, eux qui méritent d'habiter dans le séjour où ils sont entrés en vertu de la rétribution à laquelle ils ont droit. Eh bien les iniques y apprennent que la science ('ilm) est le plus noble des vêtements et que l'ignorance (jahl) est la plus laide des parures, que l' Enfer n'est point un séjour concevable pour aucune chose participant du Bien, tout comme le Paradis n'est point un séjour concevable pour aucune chose participant du Mal. Le théoricien voit alors que " la foi s'est dressé dans le coeur de celui qui était dépourvu de la science exigée de la Rigueur de DIEU", et il voit que "la science appropriée à la Rigueur de DIEU" et à ce qu'elle exige s'est dressée chez celui qui ne recelait pas une once de foi". Ce savant-là, étant donné son absence de foi, a mérité le " séjour du Malheur", tandis que l'ignorant, qui lui possède la foi, a mérité le " séjour du Bonheur", les échelons du Paradis par opposition aux marches de l'Enfer.

La rétribution Divine du "croyant ignorant" et du "savant incroyant", et le "transfert des sciences".

Aussitôt, (qu'il voit cela), ce savant (le théoricien) qui mérite le séjour du Malheur se débarrasse de sa science, à tel point qu'il se retrouve comme s'il n'avait jamais rien su ou comme s'il ne savait plus rien. Du coup, le tourment que lui cause son ignorance s'avère encore pire et plus violent que celui ressenti par les sens. Et ce tourment l'assaille impitoyablement, puisqu'il s'est dépossédé de sa science au profit de cet ignorant qui est croyant et entre au Paradis grâce à sa foi. Car le croyant - qui croit à cette  science dont s'est débarrassé celui-là qui mérite d'être introduit dans le séjour du Malheur - ce croyant donc, gagne l' "échelon du Paradis" correspondant à cette science, et il en jouit à satiété par l'âme et par le corps, ainsi que dans le "kathîb"(2), selon le type de vision qui lui est donné.

Cet incroyant quant à lui, récolte l'ignorance de ce croyant ignorant et, à cause d'elle, il gagne la "marche de l'Enfer" correspondant à cette ignorance. Et voilà bien la punition la plus terrible qui puisse le frapper, car il conserve le souvenir de la science qu'il possédait naguère, mais à présent il ne la possède plus, sachant pertinemment qu'il s'en est dépouillé. DIEU entreprend alors de lui dessiller les yeux afin qu'il voie en pleine lumière le rang de la science qu'il tiendrait au Paradis. Et soudain, cet incroyant voit le " vêtement de sa propre science" sur un autre qui n'a enduré aucune peine pour l'acquérir. Le malheureux en recherche alors une parcelle au fond de lui-même. Hélas ! Il ne peut l'y trouver.
Le croyant, de son côté, observe attentivement (ce qui arrive à l'incroyant et le sort infernal qui lui est réservé), et le voilà dûment averti de l'horreur de la fournaise, car il voit le mal que constitue sa propre ignorance vis-à-vis de ce malheureux savant qui n'est point croyant. Alors il se réjouit grandement et il exulte d'autant plus (d'avoir échappé au sort de l'incroyant). Or, il n'est rien de plus profondément affligeant qu'une telle joie.

Anecdote dramatique dans laquelle est vérifié l'avertissement : " Je te mets en garde si tu es au nombre des ignorants ".

Il m'est arrivé à ce propos un évènement extraordinaire. Un certain savant d'entre les philosophes m'avait entendu tenir ce discours, et il se peut qu'il l'ait déformé en son for intérieur, ou peut-être a-t-il pensé que je divaguais en cette question. Mais voici que DIEU l'en avisa par une soudaine révélation de telle manière qu'il n'en douta plus en lui-même, étant donné que la chose se réalisa véritablement comme je viens de la décrire (3). Ce savant entra donc chez moi en pleurant sur lui-même (sur son âme), ayant perdu toute contenance, et comme nous étions liés d'amitié, il me raconta l'affaire dont il se déchargea sur moi. La mort le surprit, il crut alors et me déclara : " Je n'ai jamais vu de punition plus terrible", et il comprit la parole de DIEU disant : " Je te mets en garde si tu es au nombre des ignorants" (6. 35), et cette autre : " Ne sois pas au nombre des ignorants" (11. 46).


source : l' Alchimie du Bonheur Parfait - Ibn'Arabi




1. Le monde terrestre sublunaire qui est l' "empire des passions", la minière de la nature physique élémentaire dont notre pèlerin était sorti pour entamer l'assomption céleste.
2. La "région des dunes" est une enceinte du Paradis dans laquelle les croyants obtiennent la vision de DIEU sous une forme théophanique appropriée à leur croyance propre et à leur rang spirituel.
3. C'est à dire qu'il arriva à cet homme le même drame qui vient d'être rapporté au sujet du théoricien : il se retrouva soudain ne sachant plus rien.