mardi 4 septembre 2012

Les voies des Soufis - Al-Ghazâli

... Je me suis tourné avec toute mon énergie (spirituelle) vers la voie des soufis et j'ai su qu'elle ne s'obtient qu'en conjoignant la science et la pratique, car l'essentiel de leur savoir vise à surmonter les obstacles de l'âme (concupiscente) et à se débarrasser de ses mauvais caractères et de ses défauts pour vider le coeur de tout ce qui n'est pas DIEU et le parer de Sa seule mention (dhikr).
Comme l'apprentissage du savoir m'était plus aisé que l'action et la pratique, j'ai commencé par acquérir leur science grâce à la lecture de leurs écrits comme le Qut al Harith d'Abu Talib al Makki, les livres d'al Harith al Muhasibi, les citations dispersées de Junayd, de Shibli, d'Abu Yazid al Bistami - que DIEU sanctifie leurs âmes - ainsi que d'autres maîtres. Je l'ai fait jusqu'à ce que j'ai pu connaître le fin fond de la finalité de leur savoir et acquérir ce qu'on peut  acquérir de leur approche grâce à l'apprentissage dans les livres et l'initiation directe. Il m'apparut que ce qu'ils ont en propre ne pouvait être obtenu par l'étude mais par le goût et l'expérimentation directe des états et des changements des qualités (de l'âme). Car la différence est incommensurable pour toi par exemple entre le fait de connaître les définitions de la bonne santé et de la satiété, leurs causes et leurs conditions et le fait d'être toi-même en bonne santé et bien rassasié ! Entre le fait de connaître la définition de l'ivresse et de savoir qu'il s'agit d'un état qui résulte de la concentration dans l'estomac de vapeurs qui remontent au cerveau qui est le siège de la pensée et le fait d'être toi-même ivre !
Mais plus que cela, l'homme ivre ignore tout de la définition de l'ivresse et de sa science tout en étant lui-même ivre, et il ne possède rien de cette connaissance. A l'inverse, l'homme sobre connaît la définition de l'ivresse et ses modalités bien qu'il n'y touche pas. De même dans sa maladie le médecin connaît la définition de la bonne santé, ses causes et ses remèdes bien qu'il soit lui-même malade. De la même façon il y' a une grande différence entre le fait de connaître la réalité de l'ascèse, ses conditions et ses causes et le fait que ton propre état se caractérise par l'ascèse et le renoncement de ton âme aux attraits du bas-monde.

J'ai su alors avec certitude que les soufis sont des hommes réputés pour leurs états spirituels non leurs paroles, que  ce que je pouvais acquérir par voie de savoir je l'ai obtenu et qu'il ne me restait plus que ce qu'on ne peut acquérir par l'étude de l'apprentissage mais uniquement par l'expérimentation et la pratique. Et j'avais déjà acquis, grâce aux sciences que j'ai pratiquées et aux voix que j'ai empruntées dans la recherche tant religieuse que rationnelle, une Foi marquée par la certitude en DIEU - qu'Il soit exalté - en la prophétie et au Dernier jour. C'est dire que ces trois principes de la Foi se sont ancrés en moi non pas en vertu d'arguments précis et établis mais grâce à des motifs, à des indices et à des expériences si innombrables qu'il ne m'est pas possible de les évoquer en détail.

Il m'était devenu évident que je ne pouvais aspirer à la félicité de la vie éternelle dans l'Au-delà qu'en craignant pieusement DIEU et qu'en interdisant à mon âme de s'adonner à ses passions et désirs et qu'en sachant que le maître-mot en tout cela consiste à rompre les attaches du coeur avec le bas-monde en se détournant de la demeure des illusions pour me tourner vers la demeure du séjour éternel et consacrer toute mon énergie spirituelle et tout mon être à DIEU - qu'Il soit exalté.

J'ai donc scruté mon état et j'ai constaté que j'étais empêtré dans les attaches (du bas-monde) qui m'encerclaient de toute part. Je me suis tourné vers mes oeuvres dont les meilleurs portaient sur l'enseignement et l'étude et j'ai constaté que dans cette tâche j'entretenais un savoir futile et inutile sur la voie de la vie Future. J'ai réfléchi ensuite à la pureté de mon intention à travers mon enseignement et j'ai constaté qu'elle n'était pas entièrement vouée à DIEU - qu'Il soit exalté - car elle avait pour mobile et motif la recherche de la renommée et l’extension de la gloire. J'ai eu alors la certitude que je me trouvais au bord d'un précipice et que j'allais tomber dans la fournaise si je ne me ressaisis pas à temps.

Je n'ai cessé pendant toute une période d'y penser, tout en restant encore indécis. Un jour je prenais la résolution de quitter Bagdad et de rompre cet état mais le lendemain je me rétractais et je changeais d'avis, avançant d'un pas et reculant de l'autre. Avais-je ressenti au matin une sincère aspiration à la Vie Future, que déjà, le soir, l'armée du désir venait de l'attaquer et de la réduire. Ainsi, les plaisirs du bas-monde m'assaillaient et m'enchaînaient sur place tandis que le héraut de la Foi m'interpellait et me criait : Il faut partir, il faut partir. La vie est trop brève ! Le voyage est long devant toi ! Tout ce que tu pratiques comme savoir et action n'est que vilenie et tromperie ! Si tu n'es pas prêt, dès maintenant, pour la Vie Future, quand le seras-tu ? Si tu ne romps pas maintenant tes attaches quand donc le feras-tu. A ces moments là l'appel prenait corps en moi et la résolution de tout finir et quitter devenait réelle.

Mais Satan revenait à la charge en me faisant la suggestion suivante : " ce n'est qu'un état passager. Prend garde et ne te  laisse pas aller. Cela va très vite passer. Si tu te soumets à cet état et si tu abandonnes tous ces honneurs, cette situation stable à l'abri des soucis et des contrariétés et cette position éminente, loin des attaques des rivaux tu risques de la regretter et de ne pas l'avoir de nouveau".

Ces tiraillements  entre les assauts des attraits du bas-monde et les appels de la Vie Future ont duré environ six mois, à partir du mois de Rajab de l'année quatre cent quatre-vingt-huit de l'hégire. En effet au cours de ce mois l'affaire dépassait le stade du choix libre et devenait une question de nécessité et d'urgence. Car DIEU a mis un sceau sur ma langue au point que je ne pouvais plus l'articuler pour les besoins de mon enseignement : je m'efforçais de faire ne serait-ce qu'un seul cours pour réconforter mes étudiants qui me rendaient visite mais ma langue me refusait son concours et je n'arrivais plus à prononcer le moindre mot. Et ce noeud qui enchaînait ma langue finit par engendrer de la tristesse dans mon coeur, ce qui affecta gravement mon appétit : je n'avais plus aucun goût pour la nourriture. Mon état ne faisait qu'empirer et mes forces déclinaient dangereusement au point que les médecins perdirent tout espoir de trouver un remède à mon mal. Dans leur diagnostic ils estimaient qu'il s'agit : " d'un mal qui a atteint le coeur pour gagner ensuite les humeurs, il n' y a pas d'autre remède si ce n'est celui de soulager son secret intime de l'emprise du souci qui le ronge".

Lorsque j'ai ressenti toute mon impuissance et que j'ai perdu totalement toute notion de choix personnel je me suis remis entièrement à DIEU - qu'Il soit exalté - en homme nécessiteux et indigent qui n' a aucun moyen propre. Et je fus exaucé par " Celui qui exauce le nécessiteux quand il L'implore" Il a rendu aisé pour mon coeur le renoncement aux honneurs, à l'argent, à la famille et aux amis. J'ai fait alors croire que j'ai pris la résolution de me rendre à la Mecque. En fait je me préparais à partir au Sham (la grande Syrie). Je l'ai fait pour éviter que le Calife et un certain nombre de mes amis ne connaissent pas   ma véritable intention de m'installer au Sham. Il m' a fallu donc mille précautions pour pouvoir quitter Bagdad avec la ferme intention de n' y plus jamais revenir. Je m'exposais ainsi aux reproches de l'ensemble des savants de l'Irak dont aucun ne pouvait soupçonner l'existence d'un motif religieux dans mon renoncement à ma situation, car ils croyaient que c'était la plus éminente charge religieuse. Cette situation constituait à leurs yeux le sommet que leur savoir pouvait appréhender.

Mais par la suite les gens s'embrouillèrent dans leurs déductions. Ceux qui étaient éloignés de l'Irak croyaient que mon départ fut sur suggestions de la part des autorités. Quant à ceux qui en étaient proches et qui voyaient bien l'empressement que mettaient ces autorités à s'attacher à moi et à me combler de leurs prévenances et comment je m'en détournais sans prêter la moindre attention à leurs discours, ils disaient : " Ceci est un coup du ciel. Il n'a pas d'autres motifs si ce n'est un mauvais oeil qui a frappé les musulmans et la fine fleure des savants".

J'ai donc quitté Bagdad après avoir distribué presque tout l'argent que j'avais en ne gardant que le strict nécessaire pour moi et mes enfants. En effet l'argent en Irak est consacré à l’intérêt général dans la mesure où il est investi dans des fondations pieuses destinées aux musulmans. Or je ne voyais, dans le monde, d'autre bien que le savant peut mieux utiliser pour sa famille.

Ensuite je suis arrivé en Syrie où j'ai séjourné environ deux ans durant lesquels je n'avais d'autre occupation que la solitude, la retraite spirituelle, l'exercice et le combat spirituels. Car j'étais tout occupé à purifier mon âme, à améliorer mon caractère et à rendre mon coeur transparent pour s'adonner au Dhikr de DIEU - qu'Il soit exalté - tel que je l'ai appris dans les livres des soufis. Je me retirais ainsi plusieurs jours durant dans la mosquée cathédrale de Damas en montant dans son minaret où je m'enfermais toute la journée.

De Damas je me suis rendu à Jérusalem où je pénétrais chaque jour dans le Dôme du Rocher après avoir fermé la porte derrière moi.

Puis retentit en moi l'appel de l'obligation du pèlerinage ainsi que l'envie de se ressourcer auprès des lieux saints, de la Mecque, de Medine et du Dôme où repose le corps de l'envoyé de DIEU - que DIEU lui accorde la Grâce et la paix. Je me suis donc rendu au Hidjaz.

Ensuite les préoccupations et les appels de mes enfants me rappelèrent dans ma terre natale. J'y suis retourné alors que j'étais le dernier homme à envisager un tel retour. Mais là aussi j'ai préféré l'isolement par attachement à la retraite spirituelle et à la purification de mon coeur pour qu'il s'adonne au Dhikr. Cependant les poids des évènements, les soucis de la famille et les contraintes de l'existence désorientaient le sens de ma visée et troublaient la transparence de ma retraite spirituelle. Ainsi je ne retrouvais la pureté de mon état qu'en certains moments. Malgré cela je ne désespérais pas de la retrouver; car les obstacles m'empêchaient mais je revenais à la charge.

Cette période dura environ dix ans et j'ai eu au cours de mes moments de retraite spirituelles d'innombrables dévoilements qu'on ne peut énumérer exhaustivement. Le peu que je dévoile pour qu'on en tire profit peut se résumer en ceci : J'ai su avec certitude que les soufis sont ceux qui cheminent, tout particulièrement sur la voie de DIEU, que leur conduite est la plus parfaite, que leur voie est la plus sûre et la plus droite et que leur caractère est le plus pur. Je dirai plus : même si l'on additionne l'intelligence des hommes, la sagesse des sages et la science des savants avertis des secrets de la loi religieuse pour pouvoir réformer leur conduite et leur caractère ou même les améliorer on y parviendrait  pas. Car tout dans leur mouvement ou leur immobilité, extérieurement et intérieurement, est puisé dans la lumière de la Niche (Mishkat) de la prophétie. Or sur toute l'étendue  de la terre, il n' y a pas, au-delà de la lumière de la prophétie, d'autre lumière pour s'éclairer.

En somme que peut-on dire d'une voie dont la purification qui est sa première condition consiste à purifier entièrement le coeur de tout ce qui est autre que DIEU - qu'Il soit exalté -, dont la clé qui vaut pour elle l'entrée en état de sacralisation pour la prière consiste en ce que le coeur s'absorbe totalement dans la mention (Dhikr) de DIEU et dont la finalité vise à s'anéantir totalement en DIEU ? Et encore cette finalité n'est envisagée ici que par rapport à ce qui se relève du choix et de l'acquisition à ses débuts. Voilà réellement le début de la voie, et tout ce qui le précède s'apparente au corridor pour celui qui l'emprunte.

Dès le début de la voie se succèdent les dévoilements (Makashafat) et les visions présenciellles (Mushahadat) au point qu'en état de veille les soufis voient les anges et les Esprits des Prophètes; ils entendent leurs voix et tirent profit de leur présence. Ensuite avec l’élévation de leur état spirituel, ils voient des formes et des images et atteignent des degrés ineffables que nul ne peut exprimer par des mots sans tomber dans l'erreur.

En un mot ils finissent dans leurs progressions par atteindre une proximité que certains imaginent être une incarnation, d'autres la prennent pour une union et d'autres encore pour une atteinte et une arrivée. Mais tout ceci est faux. D'ailleurs nous avons montré dans notre al-Maqsad al-Asna en quoi cela s'avère être faux. Car celui qui est effleuré par cet état ne doit pas dire plus que ce qui est exprimé dans ce vers :

Il y eut ce qu'il y eut et que je ne vais pas évoquer

Aussi, n'y vois que du bien et n'interroge pas sur ce qui s'est passé.

Bref celui qui n'a pas le privilège d'éprouver cela et de le goûter n'aura connu de la réalité de la prophétie que le nom. Car les prodiges des saints préfigurent vraiment les débuts des Prophètes. C'était d'ailleurs l'état de l'Envoyé de DIEU - que DIEU lui accorde la Grâce et la Paix - lorsqu'il se rendait dans la grotte de Hira pour s'y retirer avec son Seigneur et l'adorer au point que les arabes ont dit de lui : " Mohammed est épris de son Seigneur".

C'est un état qu'éprouve uniquement celui qui emprunte cette voie. Quant à celui qui n'a pas reçu le don de le goûter et l'éprouver peut-être convaincu de son existence grâce à l'expérience et du témoignage. Mais il lui faut fréquenter longuement les soufis jusqu'à ce qu'il comprenne cela avec certitude grâce à l'identité du témoignage sur leurs états.

Ainsi, celui qui assiste à leurs séances finit par acquérir auprès d'eux cette Foi trempée dans la certitude. Car ce sont des gens dont le convive n'est jamais malheureux. Quant à celui à  qui il n'a pas été donné de les fréquenter qu'il sache que cela est parfaitement possible et même attesté par des témoignages rationnels, irréfutables comme je l'ai indiqué dans le livre : "Les Merveilles du coeur" (Aja'ib-al-Qalb) de mon Ihya "Ulum al-Din.

Or vérifier au moyen de la démonstration rationnelle, c'est de la science; éprouver cet état concrètement, c'est de la connaissance directe fondée sur le goût et l'accepter favorablement sur la base des témoignages oraux rapportés et de l'expérience, c'est de la Foi.

Tels sont les trois degrés du savoir et " DIEU élèvera de plusieurs degrés ceux parmi vous qui ont cru et reçu la science". (coran 58/11).

Hormis ces hommes il n' y a que des ignorants qui nient tout cela; ils s'étonnent de ce genre de propos, feignent d'écouter, s'en moquent et disent : " C'est étonnant ! Comment peuvent-ils délirer de la sorte !'. DIEU - qu'Il soit exalté - a dit au sujet de ces hommes : " Ils  en est qui te prêtent une oreille attentive, jusqu'au moment où, sortis d'auprès de toi, ils disent à ceux qui ont la science : que vient-il juste de dire ? Ceux-là sont ceux que DIEU a scellé le coeur. Ils ne suivent que leurs passions." (coran 47/16).

Or la réalité de la prophétie et sa propriété sont l'une des données que j'ai inéluctablement dégagées de ma pratique de leur voie. Il convient donc de mettre l'accent sur le principe de cette réalité en raison de son impérieuse nécessité.
source : Erreur et Délivrance (al-Ghazâli)