mercredi 30 mai 2012

Les Soufis d'Andalousie ( Abû Ya'qûb Yûsuf b. Yakhlaf al-Kûmî)

Ce shaykh avait été un des disciples d'Abû Madyan et avait rencontré beaucoup d'hommes spirituels (rijâl) de ce pays. Il avait vécu en Egypte un certain temps et s'était marié à Alexandrie; Abû Tâhir as-Salafî l'avait voulu pour gendre. On lui offrit un jour d'être gouverneur de Fez, mais il refusa. Il était de ceux qui sont fermes dans la voie. Abû Madyan, qui était le porte-parole et le vivificateur de notre Voie au Maghreb, disait d'Abû Ya'qûb qu'il était comme une ancre sûre pour un navire.
Il était très enclin aux dévotions en privé et faisait toujours l'aumône en secret. Il honorait le pauvre et rabaissait le riche, subvenant en personne aux besoins des indigents. Alors que j'étais sous sa direction spirituelle, il m'instruisit et veilla sur moi d'une excellente manière.
Mon compagnon, Abdallâh Badr al-Hasbashi, le connaissait bien, et le shaykh mourut chez lui. Il avait l'habitude de dire du shaykh qu'il pouvait, s'il voulait, élever en un clin d'oeil le disciple des abîmes les plus profonds au sommet spirituel le plus élevé. Son énergie spirituelle (himmah) était très grande. Il suivait, en grande partie, la voie des Malâmatiyyah. On le rencontrait souvent l'air renfrogné, mais quand il voyait un pauvre, son visage s'illuminait de joie. Je l'ai même vu prendre un pauvre sur ses genoux, et lui-même se conduisait souvent en serviteur envers ses disciples.
Je le vis une fois en rêve; sa poitrine semblait fendue en deux et une lumière semblable à celle du soleil en jaillissait. Il me dit : " Muhammad, apporte ! " et j'apportai deux grands bols blancs qu'il commença à remplir de lait jusqu'au bord. Je buvais au fur et à mesure qu'il les remplissait. En vérité grandes sont les grâces spirituelles que j'ai reçues de lui et d'Abû Muhammad al-Mawrûrî, dont je parlerai plus tard.
Lors de notre première rencontre, la première question qu'il me posa, avec toute sa concentration posée sur moi, fut : " Quelle est la faute de celui qui passe devant quelqu'un qui prie, et dont la gravité est telle qu'il eût préféré rester à sa place pendant quarante ans ? "  Je lui donnai la réponse correcte et il fut satisfait de moi.
Quand je m'asseyais devant lui ou devant d'autres shaykhs, je tremblais comme une feuille au vent, ma voix s'altérait et mes membres se mettaient à trembler. Chaque fois qu'il le remarquait, il me traitait avec bienveillance et cherchait à me mettre à l'aise, ce qui ne faisait qu'accroître la crainte et la vénération qu'il m'inspirait.
Ce shaykh avait beaucoup d'affection pour moi, mais il le cachait en accordant des faveurs aux autres et en affichant une attitude distante à mon égard; il approuvait ce que disaient les autres, mais il me réprimandait aux réunions et aux séances. Il alla si loin dans cette voie que mes compagnons, qui étaient avec moi sous sa direction spirituelle et à son service, commencèrent à avoir une piètre opinion de ma vocation spirituelle. Cependant, DIEU soit loué, de tout le groupe de disciples, je fus le seul à obtenir de véritables résultats, ce que le shaykh confirma lui-même plus tard.
Une autre expérience que j'eus avec ce shaykh est digne d'être rapportée. Tout d'abord, je dois dire qu'à cette époque, je n'avais pas encore lu la Risâlah d' al-Qushayrî, ni aucun autre maître, n'étant point du tout averti que quiconque de notre Voie eût  écrit quoi que ce fût, pas plus que je n'étais familiarisé avec leur terminologie.
Ce jour-là, le shaykh monta sur son cheval et m'ordonna, ainsi qu'à l'un de mes compagnons, de le suivre à Almontaber, une montagne aux environs de Séville. aussi, une fois que la porte de la ville fut ouverte, je me mis en route avec mon compagnon, qui emporta avec lui un exemplaire de la Risâlah d'al-Qushayrî. Nous gravîmes la montagne et, au sommet, nous trouvâmes le shaykh accompagné de son serviteur qui tenait le cheval. Nous entrâmes ensuite dans la mosquée pour accomplir la prière. Quand nous eûmes fini, il s'adossa au mihrâb, me tendit le livre et me dit : "Lis". La crainte révérencielle qu'il m'inspirait était si intense que je ne pus assembler deux mots, et le livre me tomba des mains. Il demanda alors à mon compagnon de le lire; celui-ci prit le livre et commença la lecture d'un passage. Le shaykh expliqua ce qui avait été lu, jusqu'au moment de la prière de l'après-midi. Après la prière, le shaykh suggéra que nous retournions en ville. Il monta sur  son cheval et se mit en route, tandis que je marchais à son côté en me tenant à l'étrier. Sur le chemin, il me parla des vertus et des miracles d'Abû Madyan. Quand à moi, qui ne le quittais pas des yeux, j'étais si absorbé par ce qu'il disait que j'oubliai complètement ce qui m'entourait. Soudain il me regarda et sourit; puis, éperonnant son cheval, il pressa l'allure et je hâtai le pas pour me maintenir à sa hauteur. Finalement il s'arrêta et me dit : " Regarde ce que tu as laissé derrière toi !" En me retournant, je vis que tout le chemin parcouru n'était que ronces qui arrivaient à mi-corps, et que d'ailleurs tout le terrain environnant était couvert de ronces. Il me dit alors de regarder mes pieds et mes vêtements. Je baissai les yeux mais ne remarquai pas la moindre égratignure. "  Ceci est dû à la grâce spirituelle (barakah) attachée à notre conversation sur Abû Madyan, dit-il. Persévère donc sur la Voie, mon fils, et tu réussiras sûrement." Il éperonna son cheval et me laissa derrière lui.
J'appris beaucoup en sa compagnie.
Un trait particulier de ce shaykh était de conseiller à ses jeunes disciples des exercices spirituels qu'il accomplissait avec eux, même s'ils étaient deux ou trois. Cela ne semblait jamais le fatiguer.
Un jour que j'étais assis près de lui après la prière de l'après midi, il s'aperçut que j'étais impatient de partir. Quand il s'enquit de la raison de mon inquiétude, je lui expliquai que j'avais quatre obligations à remplir envers certaines personnes, que je disposais d'un temps limité pour le faire, et que si je restais avec lui, je ne pourrais plus trouver les personnes en question. Il sourit de mon inquiétude et me dit : " Si tu me quittes maintenant, tu ne pourras t'acquitter d'aucune de tes obligations, aussi assieds-toi avec moi et je te parlerai des états spirituels d'Abû Madyan. Quant à tes devoirs, je peux t'assurer qu'ils seront menés à bien. " Je m'assis avec lui et, quant vint l'heure de la prière du coucher du soleil (al-maghrib), il me dit : " Rentre chez toi maintenant et tu verras qu'avant d'avoir accompli ta prière, toutes tes obligations auront été remplies. " Je partis quand le soleil venait de se coucher et rentrai chez moi. Le muezzin fit l'appel à la prière et, par Allâh ! je n'avais pas encore commencé ma prière que mes obligations étaient remplies. Cela venait de ma sincérité dans l'amour que je lui portais.
J'apportais tant de ferveur à rechercher sa compagnie qu'il m'arrivait souvent, la nuit, de désirer sa présence en ma maison pour lui soumettre un problème. A de tels moments, je le voyais devant moi; je lui posais des questions et il me répondait. Le matin, j'allais lui rapporter ce qui s'était passé. La même chose pouvait arriver pendant le jour, si je le désirais.
Les vertus de ce shaykh, ses charismes et ses allusions spirituelles étaient tels qu'il m'est impossible de les énumérer ici.
Il m'instruisit sur la Délivrance (al-wiçâl) et le sens de ces paroles du prophète : " Je suis le chef des enfants d'Adam "; " Adam et ceux qui sont venus après lui sont sous ma bannière "; " La conduite sage (at-tadbir) est la moitié des moyens d'existences "; " Quand Allâh aime Son serviteur, Il le met à l'épreuve "; " Le coeur du Coran est la sourate Yâ-Sîn ". Personne dans notre pays n'en savait plus que lui sur ce sujet et sur d'autres dont je n'ai plus souvenir maintenant. Qu'Allâh soit satisfait de lui !
source : les soufis d'Andalousie ( Ibn Arabi)

mercredi 16 mai 2012

Râbi'â al-'Adawiya : sa vie et sa jeunesse

Râbi'âal-'Adawiya est née à Basra au 8 siècle (2e siècle de l'hégire).
La nuit où Râbi'â vint sur terre, il n'y avait rien dans la maison de son père, qui était très pauvre : pas même une goutte d'huile ni un morceau de tissus pour l'envelopper.
Râbi'â était sa quatrième fille, c'est pourquoi lui fut donné ce nom ( " la quatrième"). " Va demander à notre voisin un peu d'huile, que j'allume la lampe ", dit sa femme. Or, le père avait fait voeu de ne jamais rien demander à personne. Il s'en alla donc, et se contenta de poser la main sur la porte du voisin, puis il revint. " Ils n'ouvrent pas la porte", dit-il. La pauvre femme pleura amèrement. Plein d'angoisse, le père s'endormit, et vit en songe le prophète.
" Ne t'afflige pas, lui dit le prophète, cette petite fille qui vient de naître est une reine d'entre les femmes, qui priera pour soixante-dix mille membres de ma communauté. Va demain chez Isa-e Zadan, le gouverneur de Basra. Ecris sur un bout de papier ce qui suit : " Chaque nuit, tu m'adresses cent bénédictions, et chaque nuit de vendredi, quatre cents.
Hier soir, était vendredi, et tu m'as oublié. En expiation, remets à cet homme quatre cents dinars légitimement acquis."
Se réveillant, le père de Râbi'â fondit en larmes, écrivit ce que le prophète lui avait dicté, et envoya le message au gouverneur par l'entremise d'un chambellan.
" Donnez aux pauvres deux mille dinars en remerciement de ce que le maître se soit souvenu de moi", ordonna le gouverneur lorsqu'il prit connaissance de la missive. " Donnez aussi quatre cents dinars au sheikh, et dites-lui : " Je souhaiterais que tu viennes afin que je puisse te voir. Mais je ne trouve pas convenable qu'un homme comme toi se dérange pour venir chez moi. Je préférerais frotter ma barbe sur ton seuil. Toutefois, je t'en adjure par DIEU, si tu as besoin de quoi que ce soit, fais-le moi savoir." Le père de Râbi'â prit l'or et acheta tout ce qui lui était nécessaire.
Quand Râbi'â fut un peu plus âgée, son père et sa mère moururent; une famine sévit à Basra, et ses soeurs furent dispersées. Râbi'â s'aventura dehors, et un mauvais homme s'empara d'elle et la vendit pour six dirhams. Son maître la fit travailler durement. Un jour, elle marchait sur la route quand un étranger s'approcha. Râbi'â s'enfuit. En courant, elle tomba de tout son long et se démit la main.
" Seigneur DIEU, s'écria-t-elle en se prosternant face contre terre, je suis étrangère, orpheline de père et mère, prisonnière impuissante, la main brisée. Cependant, je ne m'afflige pas. Tout ce que je désire, c'est Ton bon plaisir, savoir si Tu es ou non satisfait de moi." " Ne pleure pas, lui dit une voix. Demain, tu auras un "degré" tel que les chérubins du ciel t'envieront."
Râbi'â retourna donc chez son maître. Le jour, elle jeûnait et servait DIEU, et la nuit elle se tenait debout en prière jusqu'au jour. Une nuit, son maître se réveilla de son sommeil, et, regardant par la fenêtre de sa chambre, aperçut Râbi'â qui se prosternait en disant : " O Seigneur, Tu sais que le désir de mon coeur est de me conformer à Tes ordres et que la lumière de mes yeux est de Te servir; mais c'est Toi-même qui m'as soumise à une créature." Ainsi priait-elle. Son maître vit une lanterne suspendue sans aucune chaîne au-dessus de la tête de Râbi'â; sa lumière illuminait toute la maison. Voyant cela, il s'effraya, et réfléchit jusqu'à l'aube. Au lever du jour, il appela Râbi'â, lui témoigna de la bienveillance et la libéra. " Permets-moi de partir", lui dit-elle. Il accepta. Et elle alla dans le désert. De là, elle se rendit à un ermitage où elle servit DIEU quelque temps. Puis elle résolut d'accomplir le pèlerinage, et se dirigea vers le désert, attachant le paquet de ses affaires sur un âne. En plein désert, l'âne mourut.


" Laisse-nous porter ton fardeau ", lui dirent les hommes de la caravane. "Continuez votre chemin, dit-elle. Je ne suis pas venue en mettant ma confiance en vous". Les hommes partirent donc, et Râbi'â resta seule. " O mon DIEU, s'écria t-elle, les rois traitent-ils ainsi une femme qui est étrangère et impuissante ? Tu m'as invitée dans Ta maison, puis au milieu du chemin Tu as permis que meure mon âne, me laissant seule dans le désert."
A peine avait-elle fini sa prière, que l'âne bougea et se releva. Râbi'â plaça son ballot sur son dos et poursuivit son chemin. (Le narrateur de cette histoire raconte que quelque temps après il vit ce petit âne que l'on vendait au marché.)
Elle voyagea quelque temps dans le désert puis elle s'arrêta. "O DIEU, cria-t-elle, mon coeur est las. Où est-ce que je vais ? Je suis une motte d'argile, et Ta maison est une pierre ! J'ai besoin de Toi ici." DIEU parla directement en son coeur. "Râbi'â, n'as-tu pas vu comment Moïse a prié pour Me voir ? J'ai envoyé quelques miettes de révélation sur la montagne, et la montagne s'est effondrée. Satisfais-toi ici de Mon Nom !"
Un jour de printemps, elle alla dans sa chambre et baissa la tête en méditation. Sa servante lui dit : " O maîtresse, viens voir dehors les merveilleuses oeuvres de DIEU." " Non, répondit-elle; entre, toi, afin de pouvoir contempler leur Créateur. La contemplation du Créateur m'empêche de contempler ce qu'Il a créé."
On rapporte qu'une fois elle jeûna sept jours et sept nuits, sans jamais dormir, mais en passant chaque nuit en prière. Elle était près de mourir de faim, quand quelqu'un vint apporter un bol de nourriture. Elle alla chercher une lampe, mais en revenant s'aperçut que le chat avait renversé le bol.
" Je vais aller chercher une cruche d'eau pour rompre mon jeûne", se dit-elle. Pendant qu'elle cherchait la cruche, la lampe s'éteignit. Elle essaya de boire dans l'obscurité, mais la cruche lui échappa des mains et se brisa en morceaux. Elle se mit à gémir et à soupirer : " O mon DIEU ! que me fais-Tu, moi qui suis une misérable ?" Elle entendit alors une voix disant : " En vérité, si tu le souhaites, Je t'octroierai la richesse du monde entier, mais Je retirerai ton amour pour Moi de ton coeur, car l'amour céleste et la richesse terrestre ne peuvent cohabiter dans un coeur. O Râbi'â, tu as un désir et J'ai un désir. Moi et ton désir ne peuvent demeurer ensemble dans un seul coeur." Râbi'â dit : " Quand j'entendis cet avertissement, je détachai mon coeur de tout espoir terrestre. Pendant trente années, j'ai prié comme si chaque prière que j'accomplissais était la dernière de toutes, et je suis devenue si éloignée de l'humanité que, de peur que quelqu'un puisse distraire mon esprit de DIEU, je m'écrie à l'aube : " O DIEU ! Rends-moi occupée avec Toi, afin qu'ils ne me rendent pas occupée avec eux."
Un jour, Hassan de Basra, Mâlik ibn Dînar et Shakîk de Balkh vinrent rendre visite à Râbi'â qui était malade. Hassan dit : " Personne n'est sincère dans sa prétention d'aimer DIEU s'il ne supporte avec patience les coups de son Seigneur." Râbi'â dit : " Ceci a un relent d'égoïsme." Shakîk dit à son tour : " Nul n'est sincère dans sa prétention à moins de rendre grâces pour les coups de son Seigneur." Râbi'â dit : " Ceci peut être amélioré." Mâlik ibn Dînâr dit : " Nul n'est sincère dans sa prétention s'il ne se réjouit des coups de son Seigneur." Râbi'â dit : " Ceci doit encore être amélioré." Ils lui dirent : " Parle donc toi." Elle dit : " Personne n'est sincère dans sa prétention à moins d'oublier les coups en contemplant son Seigneur."
'Abdu'l-Wâhid ibn 'Amir raconte que lui et Sufyân Thawrî allèrent prendre des nouvelles de Râbi'â durant sa maladie. " Elle m'inspira une telle vénération, dit-il, que je n'osai prendre la parole, aussi suppliai-je Sufyân de commencer. Sufyân dit à Râbi'â : " Si tu Lui adressais une prière, Il soulagerait ta souffrance." Râbi'â tourna vers lui son visage et dit : " O Sufyân, ne sais-tu pas qui a voulu pour moi cette souffrance ? N'est-ce pas DIEU qui l'a voulu ?" Sufyân répondit : " Oui." " Alors, dit-elle, sachant cela, m'ordonnes-tu de Lui demander quelque chose de contraire à Sa volonté ?
Il n'est pas bien de s'opposer à ce que veut son bien-aimé." Sufyân dit : " Que désire-tu donc, ô Râbi'â ?" Elle répliqua : " Toi qui es de ceux qui sont instruits, pourquoi me poser une telle question ? Par la gloire de DIEU, depuis douze ans je désire manger des dattes fraîches et je n'y ai jamais goûté, bien que, comme tu le sais, les dattes sont bon marché à Basra. Je suis une servante, et que peut faire une servante du désir ? Si je veux et que mon Seigneur ne veuille pas, c'est de l'infidélité. Tu dois vouloir ce qu'Il veut, afin de devenir son serviteur véritable. Si Lui-même te donne quelque chose, c'est une autre histoire."
Râbi'â disait : " Celui qui adore son Seigneur par crainte, ou dans l'espoir d'une récompense, est un mauvais serviteur." " Pourquoi donc, lui demanda-t-on, L'adores-tu ? N'as-tu pas l'espoir du paradis ?" Elle répondit : " N'est-ce pas suffisant que nous soyons autorisés à L'adorer ? Ne devrions-nous pas Lui  obéir, même s'il n'y avait ni paradis ni enfer ? N'est-Il pas digne de notre pure dévotion ?" Et elle avait coutume de dire : " O mon DIEU ! Si je T'adore par crainte de l'enfer, brûle-moi dans l'enfer; et si je T'adore dans l'espoir du paradis, exclus-moi du paradis; mais si je T'adore pour Toi Seul, ne me cache pas Ta beauté impérissable !" Un homme dit à Râbi'â : " J'ai commis de nombreux péchés; si je me repens, DIEU Se tournera-t-Il vers moi ?" Elle répondit : " Non; mais s'Il se tourne vers toi, tu te repentiras."
source: anthologie du soufisme ( Eva de Vitray)

mardi 8 mai 2012

L'homme parfait

L'homme parfait - al-Insân ul-Kâmil -, dit Ibn ul'Arabî, est " la parfaite image de DIEU et contient en soi toutes les choses". DIEU, en effet, a créé l'homme à Son image : mais il lui faut être né une seconde fois pour se rendre pleinement compte de son unité essentielle avec l'être Divin qui l'a créé. 
Devenu " parfait et complet " - al-Kâmil al-tâm -, ainsi que le definit Abû Yazîd al-Bistâmî le saint constitue  le trait d'union entre le Créateur et les choses créées : " Il réunit en lui, dit encore Ibn ul-'Arabi, la forme de DIEU et la forme de l'univers. Lui seul révèle l'essence divine avec tous Ses Noms et Attributs. Il est le miroir par lequel DIEU est révélé à Lui-même et, par là, la cause finale de la création".
Intermédiaire entre DIEU et le monde, l'homme parfait peut donc être considéré comme détenant une double fonction : forme totalisante des Attributs divins, il capte l'image de DIEU et la renvoie : il est devenu, au sens plein du terme, le "témoin" de DIEU. Certes, de par son attestation de l'unicité divine - attawhid - le croyant témoigne : la shahâda (la profession de foi) signifie, nous l'avons vu, "témoignage"; le témoin par excellence étant le martyr (celui-ci est désigné par un mot dérivant de la même racine - shahîd). Mais l'homme parfait pleinement réalisé est le seul qui "actualise" ce témoignage. C'est pour cela qu'il est le médiateur; et le disciple qui a parcouru la Voie jusqu'au point où il est mort à lui-même pour se perdre en celui qui épiphanise à ses yeux le divin - fanâ fi'l sheikh - accédera, grâce à lui, à la vie dans l'Absolu, au baqâ. " Oh ! plus d'un a été trompé par la forme ", Djalal un-Din Rûmi dans son Mathnavî. " Il visait la forme de l'homme parfait, et en réalité c'est DIEU qu'il atteint." C'est ainsi que nous pouvons comprendre les formules parfois hyperduliques utilisées par les soufis s'adressant à leur maître; même si ce dernier n'est pas encore parvenu à sa pleine stature spirituelle, il représente le prophète, homme parfait par excellence. Aussi bien, ne peut-il y avoir de murshîd, de guide dans la tariqa, qui n'ait reçu l'investiture d'un maître, l'ayant lui-même obtenu d'un autre, et cela selon une chaîne - silsila- remontant, sans solution de continuité, jusqu'à Mohammed. C'est parce que l'homme parfait représente l'origine de toute la création et sa fin - DIEU étant un trésor caché qui souhaitait être connu - que, lors de l'ascension, du mi'râj du prophète, le Seigneur dit à ce dernier : " Si ce n'est pour toi, Je n'aurais pas créé les cieux."
" Lieux sur la terre de l'irradiation divine - tajallî - la plus complète ", l'homme parfait est le coeur du monde, car l'essence spirituelle de l'homme - haqîqa-e-djâmi'a-ye-insânî - se reflète en lui. Dans un hadith qudsî, DIEU déclare : " Ni Ma terre, ni Mon ciel ne Me contiennent, mais Je suis contenu dans le coeur de Mon serviteur fidèle."
Les Noms et Attributs divins, selon Jîlî, sont la véritable nature du coeur, dans laquelle il a été créé; les grands mystiques font face avec leur être tout entier à l'ensemble de ces Noms et Attributs divins, et sont avec DIEU essentiellement. Le "lieu" où DIEU se manifeste est donc le coeur : "Le coeur, dit le sheikh al-Naqshabandi, est le lieu où regarde ALLAH "; Et Rûmi : " Le coeur n'est rien d'autre que la mer de lumière... Le lieu de la vision de DIEU." Mais cela n'est vrai que du coeur " parvenu à sa pleine dimension" : "Il ne convient pas que tu dises de ton propre coeur : ceci est aussi un coeur; seul le coeur du saint ou du prophète est plus haut que les cieux. Les coeurs individuels sont comme le corps par rapport au  coeur de l'homme parfait que est la source originelle."
Puisque DIEU a répandu Sa lumière sur les saints, ils sont un, par essence : " En vertu de la Toute-Puissance divine, les corps des hommes parfaits ont acquis la capacité de porter la lumière inconditionnée. La puissance divine fait d'un récipient de verre la résidence de cette lumière dont le Sinaï ne peut supporter une lueur." Les prophètes vont se représenter l'un l'autre, puisque l'Esprit universel S'est révélé à eux. " Jésus dit : " Venez à moi pour reconnaître Moïse."  Mohammed dit : " Venez à moi pour reconnaître Moïse et Jésus en moi." Les amis lui répondirent : " Mais, Mohammed, qui te présentera aux autres puisqu'il n'y a pas d'autres prophètes après toi ?" Il répondit : " Celui qui se connaît connaît son Seigneur, c'est-à-dire : Si je me connais, je connais DIEU. Le coeur est en jeu, non le corps."
La véritable connaissance de soi consiste donc à contempler en soi-même l'Esprit de DIEU. Seule Réalité, c'est  " par Lui-même qu'Il Se voit Lui-même, et par Lui-même qu'Il Se connait Lui-même". L'homme parfait ayant compris que les apparences ne sont qu'un voile qui cache cette Réalité est " parvenu au lieu où il demeurera, car il ne demeure plus en lui que cette présence divine" : en " devenant ce qu'il était", il l'a retrouvée dans le tréfonds de son propre être. C'est ce qu'exprime, dans des termes absoluments identiques à ceux des soufis, un grand mystique chrétien : parlant de " l'effigie divine " qui réside dans le coeur de l'homme, c'est, dit Tauler, " plus qu'une empreinte, c'est DIEU Lui-même tel qu'Il est dans Son être essentiel, qui se rend présent à l'âme, qui S'y connait, S'y aime et y jouit de Lui-même".
Toute dualité est alors transcendée : le Soi sans qualification renvoie son image à celui qui la regarde. Ainsi, en se voyant dans le miroir de la majesté du Bien-Aimée, les trente oiseaux  - sî morgh - de la parabole de 'Attar ont-ils compris qu'ils étaient eux-mêmes l'être divin, le "Sîmorgh" qu'ils cherchaient.
Le chercheur de trésor est lui-même ce trésor : " Nous sommes tous deux un seul adorateur qui, en raison de l'état d'union, se prosterne devant son essence dans chaque prosternation." Car, comme le dit un hadîth : " Le coeur du croyant est le trône de DIEU" (qalb ul-mu'mini ' arshu Allâh), et un autre : " Le coeur du croyant est le plus haut ciel."
C'est dans ce secret des coeurs, siège du tawhîd, que s'opère la naissance spirituelle : " Nos consciences, dit Hallâj, sont une seule Vierge où seul l'Esprit de Vérité peut pénétrer." Alors, " L'âme individuelle est devenue enceinte, comme Marie, d'un Messie ravissant le coeur. Non pas le Messie qui voyage sur la terre et sur la mer, mais le Messie qui est au-delà des limitations de l'espace. Aussi, quand l'âme a été féconde par l'Âme de l'âme, par une telle âme le monde est fécondé."


Dispensateur de la grâce divine (" DIEU place Son don sur la paume de Sa main et, de la paume de Sa main, le dispense à ceux qui sont l'objet de Sa miséricorde"), l'homme parfait peut dire, à bon droit : "Dans nos mains se trouve le remède de chaque peine" car " l'amour est le médecin de tous les maux", et le saint incarne l'amour divin : le Qor'ân ne dit-il pas de Mohammed qu'il a été envoyé comme une miséricorde pour les mondes ? Et le prophète lui-même dit au soufi Abû Sa'îd al-Kharrâz, en rêve : " Celui qui aime DIEU doit m'avoir aimé", car DIEU n'est pas visible. Ce sera donc par l'homme parfait que passera la voie pour aller à Lui; et l'âme l'implore :
Tu es la porte de la cité de la connaissance, puisque tu es les rayons du soleil de la clémence.
Sois ouverte, ô porte ! pour celui qui cherche la porte... Sois ouverte jusqu'à l'éternité, ô porte de la miséricorde...
Tout est le lieu de la vision de DIEU : mais, tant qu'elle n'est pas ouverte, qui dit : " Là-bas se trouve une porte" ?
A moins que le veilleur n'ouvre la porte, cette idée ne prend pas vie en lui".
L'homme né une seconde fois découvre que l'esprit qui l'a secouru n'est pas séparé de lui-même; que le prophète ou le saint, c'est "toi-même, mais non pas ce "toi" irréel : il est ce "toi" qui à la fin est conscient de s'évader du monde de l'illusion"; car, " ton dernier "toi" est revenu à ton premier "toi" réel". Ou, comme le dit Djâmî : " Le dernier état de l'homme, c'est de revenir à son état." Alors se termine la quête, retour de l'âme à sa patrie perdue. En se trouvant elle-même, l'âme a trouvé le monde qu'elle réchauffe de son amour, lui redonnant les grâces divines reçues, comme le symbolise le geste d'offrande du samâ'. Au-delà, plus rien ne demeure, que le silence de la connaissance suprême :
" Ne parle pas, pour que l'Esprit puisse parler pour toi."
Plus rien ne peut être dit du pèlerin sur la Voie, car comme le proclame le Qor’ân : " En vérité, en DIEU seul est la limite."
source : anthologie du soufisme
auteur : Eva de Vitray


mercredi 2 mai 2012

L'expression visible du Réel

De toute éternité, le Bien-Aimé dévoila Sa beauté dans la solitude de l'invisible; il contemplait dans le miroir Son propre visage, il manifestait Sa grâce à Lui-même.
Il était à la fois le spectateur et le spectacle; nul autre oeil que le Sien n'avait vu l'univers.
Tout était Un, il n'y avait ni dualité, ni affirmation de "mien" ou "tien".
La vaste orbe du ciel, avec ses milliers de mouvements, était caché en un seul point.
La création reposait dans le sommeil du non-être, telle un enfant avant son premier souffle.
Les yeux du Bien-Aimé, voyant ce qui n'était pas, contemplèrent le non-existant comme existant.
Bien qu'Il contemplât dans Sa propre Essence Ses attributs et Ses qualités dans toute leur perfection,
cependant, Il désira que dans un autre miroir elles pussent être offertes à Sa vue,
et que chacun de Ses attributs éternels soit manifesté en une forme différente.
C'est pourquoi Il créa les verdoyants du temps et de l'espace, et le jardin de ce monde qui donne la vie,
afin que chaque branche, chaque feuille, chaque fruit témoigne de Ses diverses perfections.
Le cyprès donna une idée de Sa noble stature, la rose, des nouvelles de Son aspect plein de grâce.
Chaque fois que la beauté apparut, l'amour se présenta à côté d'elle; chaque fois que la beauté brilla dans une joue rose, l'amour à cette flamme alluma son flambeau.
Chaque fois que la beauté demeura dans de sombres tresses, l'amour vint et trouva un coeur prisonnier de ses chaînes.
La beauté et l'amour sont comme le corps et l'âme; la beauté est la mine et l'amour la pierre précieuse.
Ils ont toujours été ensemble depuis les origines; ils n'ont jamais voyagé autrement que de compagnie...
... La substance unique, considérée comme absolue et dépourvue de tout phénomène, de toutes limitations et de toutes limitations et de toute multiplicité, c'est là le Réel - al-Haqq. Par ailleurs, considérée sous Son aspect de multiplicité et de pluralité, sous lequel Il Se manifeste lorsqu 'Il est revêtu des phénomènes, Il est l'univers créé tout entier. C'est pourquoi l'univers est l'expression extérieure visible du Réel, et le Réel est la réalité intérieure et invisible de l'univers. L'univers, avant d'être manifesté à la vue extérieure était identique au Réel; et le Réel, après cette manifestation, est identique à l'univers.
Djâmi
source : anthologie du soufisme - Eva de Vitray