vendredi 15 février 2013

De la Sagesse Sublime dans le verbe de Moïse 3 (Ibn'Arabi)


... La première réponse s'adressait donc à ceux qui possèdent la certitude, à savoir l'intuition et l'identification de  l'Être (al-wujûd), car il dit : "si vous avez la certitude" - vous, hommes de l'intuition et de l'identification, car je vous fais savoir ce dont vous avez déjà une  connaissance directe dans votre conscience et par votre état d'être; mais si vous n'êtes pas de cette catégorie d'hommes, alors je vous réponds par ma deuxième réponse, puisque vous êtes liés à la raison et aux limitations formelles, en sorte que vous enfermez la Vérité dans des arguments discursifs.
De cette manière Moïse manifesta  les deux faces [de la connaissance] pour que Pharaon reconnaisse sa supériorité et sa sincérité; car Moïse savait bien que Pharaon connaissait tout cela, puisque celui-ci l'avait interrogé sur la quiddité [de DIEU],  et que Moïse reconnut que Pharaon ne posa pas cette question selon la coutume des philosophes, qui attendent une définition; c'est pour cela d'ailleurs qu'il  lui répondit; car s'il avait compris la question de Pharaon autrement, sa réponse eut été fautive.

Moïse ayant affirmé que la réalité à laquelle se référait la question était l'essence du monde, Pharaon se servit à son tour de cette manière de s'exprimer, sans que le peuple s'en aperçût; il dit à Moïse : " En vérité, si tu prends un autre que moi pour divinité, nous allons te mettre en prison" (coran 26, 28); or dans le mot prison (sijin) [composé des lettres sin, jim et nûn], le sin fait partie des lettres accessoires [en sorte que la signification subtile du mot réside dans le groupe jimnûn, qui comporte l'idée de "cacher", "occulter" ou "voiler"]; il lui fit donc comprendre qu'il allait le confondre comme s'il lui disait :" Par ce que tu m'as répondu [à savoir que la Réalité Divine est l'essence même du monde], tu m'autorises à te dire autant [en affirmant que cette même essence Divine est présente en ma personne]; et si tu réponds en langage couvert : j'ignore, ô Pharaon, ta prétention à mon égard, puisque l'essence est une [et qu'elle est présente en moi comme à toi], comment donc la sépares-tu ? - Je répondrai : je ne sépare pas l'essence, je ne sépare que les degrés de la manifestation de l'essence; certes, l'essence est indivisible, inséparable comme telle, mais le degré de sa manifestation actuelle en moi-même est celui du pouvoir sur toi, ô Moïse; je suis toi par l'essence, mais je suis autre que toi par la dignité." 

Dès lors que Moïse comprit cette pensée de Pharaon, il lui  rendit justice sur son propre plan et lui fit comprendre que Pharaon n'aurait pas le pouvoir [de le confondre]. La dignité [que s'attribuait Pharaon] se prouve par le pouvoir et la faculté d'agir sur l'autre, car dans cette assemblée [où se trouvaient Moïse et Pharaon] la Réalité Divine se manifestant extérieurement dans la dignité de Pharaon dominait la dignité que revêtait Moïse. De ce fait, Moïse mit une barrière à l'hostilité de Pharaon et lui dit : " Et si je te produis une chose évidente ?" (coran 26, 29). Alors Pharaon ne put pas éviter de dire : " Produis-là donc si tu es sincères" (coran 26, 30), pour ne pas paraître injuste aux yeux des faibles d'esprit de sa propre suite. Car ils avaient déjà des doutes sur lui; c'était là la secte des gens de pharaon tenait sous sa domination en leur inspirant de la légèreté, et qui lui obéissaient parce qu’ils étaient "un peuple corrompu", c'est à dire parce qu'ils ne se tenaient pas dans le cadre de la raison saine, qui doit nécessairement rejeter une prétention comme celle de Pharaon [se proclamant DIEU] selon la lettre; car la raison s'arrête à une certaine limite, que ne dépassent que l'intuition et la certitude [contemplative]. C'est pour cela que Moïse s'adressait dans ses réponses à ceux qui possèdent la certitude, d'une part, et à ceux qui ont la raison d'autre part.

" Moïse jeta son bâton", celui-ci étant la forme apparente de ce par quoi Pharaon avait "désobéi" à Moïse en rejetant sa demande, - "et voilà qu'il devint un dragon évident" (coran 26, 31), c'est à dire un serpent visible; la désobéissance, qui est vice, se transforma ainsi en obéissance, qui est vertu, selon la parole Divine : " DIEU change leurs vices en vertu" (coran 25, 70), c'est à dire selon le jugement [Divin]. Le jugement apparaît ici comme essences diverses dans une substance unique, car il s'agit à la fois d'un bâton et d'un serpent ou "dragon évident". Comme serpent, il avala les autres serpents, et comme bâton les bâtons [des magiciens]. C'est ainsi que la preuve de Moïse vainquit les preuves de Pharaon sous forme de bâtons, de serpents et de cordes... Lorsque les magiciens virent cela, ils connurent le degré de connaissance de Moïse, car ce qu'ils voyaient dépassait la mesure de l'homme; cela n'était à la portée de l'homme qu'en vertu d'une connaissance qui distingue entre la réalité et l'imagination ou l'illusion.
Dès lors, ils crurent au "Seigneur des mondes, le Seigneur de Moïse et d'Aaron" (coran 25, 16-7), c'est à dire le Seigneur vers lequel Moïse et Aaron appelaient les hommes; [et ils s'exprimèrent ainsi] à cause du peuple qui savait bien que Moïse ne l'appelait pas  vers Pharaon. Cependant, comme Pharaon avait la fonction de l'autorité, comme il était le seigneur de son temps qu'il représentait DIEU par l'épée, tout en transgressant contre la Loi sacrée, il dit : " Je suis votre seigneur suprême" (coran, LXXIX, 24) - c'est à dire, bien que vous soyez tous des seigneurs sous quelque rapport, moi je suis le seigneur suprême à cause de l'autorité apparente qui m'a été donnée. Les magiciens, sachant qu'il disait vrai, ne le contredirent pas, mais le confirmèrent en disant : " Tu ne régis que cette vie terrestre, décide donc ce que tu veux (coran, XX, 75), le règne est à toi"; - c'est là le sens de la parole : " Je suis votre seigneur suprême." 
Car, si [le seigneur suprême] n'est autre que l'essence Divine, la forme individuelle qu'assumait cette essence était celle de Pharaon. Dès lors, l'action de couper les mains et les pieds et de crucifier (1) fut accomplie par l'essence Divine revêtue d'une forme vaine afin de réaliser des degrés d'êtres (2) qui ne sauraient êtres réalisés que par cet acte.
L'enchaînement des causes ne saurait être aboli, déterminé qu'il est par les essences immuables; car celles-ci ne se manifestent dans l'existence que selon les "formes" qu'elles impliquent dans leur état de permanence : " Il n'y a pas de changement pour les paroles de DIEU" (coran, X, 65); or, les paroles de DIEU ne sont autres que les essences des choses existantes; elles sont éternelles dans leur état d'immuabilité, et elles sont dans le devenir en tant qu'elles apparaissent dans l'existence.              



Quant à la parole Divine : "Et quand ils virent Notre châtiment, leur foi ne leur servit pas. Telle est la coutume Divine qui se perpétua parmi Ses serviteurs" (coran XL, 85) et l'exception faite pour le peuple de Jonas (3), cela ne  signifie pas que la foi de ceux qui virent le châtiment ne leur servit pas [dans l'au-delà], exception faite du peuple  de Jonas, mais que leur foi tardive n'empêcha pas que le châtiment les saisit sur terre. Pour cette raison Pharaon fut détruit malgré sa foi, soit qu'il soit venu à la foi tout en ayant la certitude de sa destruction imminente, soit qu'il ait cru pouvoir se sauver; or, la situation immédiate, au moment où il témoigna de sa foi, prouve qu'il n'était pas certain de sa mort, puisqu'il voyait les croyants marcher sur la voie sèche qui s'était ouverte dans la mer frappée par le bâton de Moïse. Pharaon n'eut donc pas la certitude de sa destruction jusqu'à ce qu'il en fût atteint. Il crut en celui en qui croyaient les enfants d'Israël ("Je crois qu'il n'y a de divinité hors celle en qui croient les enfants d'Israël, (coran, X, 89), tout en ayant la certitude de son salut; aussi arriva-t-il ce qu'il croyait, bien que d'une manière différente de celle qu'il avait espérée, car DIEU le sauva du châtiment infernal dans son âme et sauva son cadavre [des des vagues], ainsi qu'il est dit dans le coran : " Ce jour-là Nous te sauverons quant à ton corps, pour que tu sois un signe pour ceux qui vivront après toi" (coran, X, 92), car si sa forme corporelle avait disparu, son peuple aurait pu dire qu'il leur avait été caché [par son ascension au ciel]. Son corps mort réapparut donc et fut reconnu par son peuple. C'est ainsi que le salut l'atteint dans l'âme et pour le corps.

Quant à celui qui est frappé par le décret Divin du châtiment dans l'au-delà, il ne croit pas, même si tout signe Divin lui est donné :  [ " Ceux contre lesquels la parole de ton Seigneur a été prononcée ne croient pas, même si tout signe leur est donné, jusqu'à ce qu'ils voient le châtiment douloureux"] (coran, X, 96), c'est à dire jusqu'à ce qu'ils en fassent l'expérience. Pharaon n'était pas de cette catégorie; c'est ce qui résulte avec évidence du texte révélé.
Nous dirons encore, en nous référent en ceci à DIEU, que la croyance générale en la condamnation de Pharaon ne repose sur aucun texte sacré. Quant à son peuple, il subit une autre loi; mais ce n'est pas ici le lieu d'en parler.

Sache que DIEU ne saisit pas l'âme d'un homme sans que celui-ci croie, c'est à dire sans messages Divins; j'entends ceux qui sont conscients de la mort; et, pour cette raison, on abhorre la mort subite et l'occision de l'inconscient. Quant à la mort subite, elle se définit par ce qu'elle atteint l'homme lors d'une seule phase respiratoire, le souffle expiré n'étant plus aspiré. Dans cette condition, l'homme n'est pas présent d'esprit. De même, l'occision de l'inconscient consiste en ce qu'on lui frappe la nuque par derrière, sans qu'il s'en aperçoive, de sorte que son âme est saisie dans l'état où elle se trouvait à l'instant même, dans sa foi ou dans son incroyance, d'où le prophète dit : "L'homme est convoqué [au jugement dernier] dans où il mourut", de même que son âme est saisie dans l'état où elle se trouvait lors de la mort. Par contre, celui qui est conscient de la mort est nécessairement témoin [de la réalité Divine qui se manifeste à lui dans l'instinct du trépas]; il croit donc à ce dont il est témoin, et son âme sera saisie dans cet état; car il est une lettre (harf) existentielle qui n'est pas reliée au temps sauf par l'enchaînement logique des états (4); son âme est donc saisie telle quelle.
Pour cette raison on fait une distinction entre le mécréant qui est conscient de sa mort imminente et le mécréant tué dans son inconscience ou mort d'une mort subite, selon le sens que nous avons défini plus haut.

DIEU parlant à Moïse du buisson ardent lui apparut sous cette forme ignée parce que Moïse avait cherché du feu (5); DIEU lui apparut donc dans l'objet de son désir pour qu'il s'orientât vers Lui et ne s'en détournât pas; car si DIEU S'était révélé à lui sous quelque autre forme, non désirée par lui, il s'en serait détourné à cause de sa concentration sur tel but particulier. Or, si Moïse s'était éloigné de DIEU, son action serait retombée sur lui, et DIEU, Se serait à son tour éloigné de lui.
Mais Moïse était élu et proche de DIEU, et si DIEU rapproche quelqu'un de LUI, il se révèle à lui dans l'objet de son désir, sans qu'il le sache :

Comme le feu de Moïse, qu'il vit par l'oeil de son besoin,
Et qui est la Divinité qu'il ne reconnut pas.

source : La Sagesse des Prophètes (Ibn'Arabi).






















1 "Pharaon dit : je vous ferai couper les mains et les pieds alternativement, et je vous ferai crucifier tous" (coran, XXVI, 49).

2 Ceux que les magiciens condamnés devaient réaliser après leur mort.

3. " Ceux contre lesquels la parole de Ton Seigneur a été prononcée ne croiront pas, quand même tout signe leur serait donné, jusqu'à ce qu'ils voient le châtiment douloureux. S'il en était autrement, une ville qui aurait trouvé en cela son salut. Sauf le peuple de Jonas : lorsqu'ils crurent, Nous les délivrâmes du châtiment d'opprobre dans ce monde, et Nous les laissâmes subsister jusqu'à un certain terme" (coran X, 96-98).

4. De même que le temps, dans une phrase, ne conditionne pas les mots comme tels mais seulement leur enchaînement occasionnel.
5. " As-tu entendu raconter l'histoire de Moïse ? Lorsqu'il aperçut un feu, il dit à sa famille : Restez ici, je viens d'apercevoir du feu. Peut-être vous en apporterai-je un tison, ou bien je pourrai, à l'aide du feu, me diriger sur la route. Et lorsqu'il s'en approcha, une voix lui cria : O Moïse ! En Vérité, Je suis ton Seigneur : ôte tes sandales, tu es dans la vallée sainte de Tuwâ..." (coran, XX, 8)

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