C'est un principe général du soufisme qu'une parfaite formation exotérique constitue l'indispensable préparation pour entrer dans la voie ésotérique; dans l'ordre des Darqâwâ, à l'époque où le cheikh écrivit Al-Minah al-Quddûsiyyah, on faisait apprendre par coeur à tous les novices le Guide des éléments essentiels de la connaissance religieuse d'Ibn 'Ashir, afin de s'assurer par là qu'ils avaient un minimum d'instruction religieuse.
Ce petit traité en vers est divisé en trois parties, une pour chacun des trois aspects de la religion : imân, islam, ihsân, c'est à dire théologie, loi canonique (comprenant les obligations rituelles) et mystique. Al Minah al-Quddûsiyyah n'est qu'un des nombreux commentaires de ce traité. Mais il diffère des autres en ce sens qu'il transpose les deux premiers aspects de la religion au niveau du troisième, le plus élevé; il réintègre îman et islam dans l'ishân en donnant une interprétation purement mystique de la doctrine et des rites.
Quand le cheikh en vient finalement à la dernière partie, c'est à dire à l'exposé d'Ibn 'Ashir sur le soufisme, il dit :
" Jusqu'à présent, le poème a servi à orienter mes commentaires sans que j'aie tenu compte de tous ses détails d'expression, mais, maintenant, je me propose de le suivre de façon littérale et mot à mot." Toutefois, il ne s'attarde pas longtemps sur cette partie, car il en a déjà fait implicitement le commentaire dans ce qui a précédé.
Le symbolisme d'un rite est son essence même, sans laquelle il perdrait sa qualité rituelle. Par exemple, une prosternation qui ne signifie pas effacement intérieur est un acte purement physique, et la même remarque s'applique à une ablution qui ne signifie pas purification intérieure. La détermination du degré d'effacement et de purification intérieurs, respectivement symbolisés par les rites de prosternation et d'ablution, varie selon la faculté de conception de chaque personne; il en est de même pour tous les autres rites. Ghazâli mentionne que lorsque le pèlerin ôte ses sandales avant son d'entrée rituelle dans le pèlerinage, à l'exemple de Moïse ôtant ses sandales dans la vallée sacrée (Coran XX, 12), cela signifie qu'il se dépouille de ce monde et de l'autre : " Cependant, ajoute-t-il, si ton âme se dérobe devant ce symbolisme, cherche réconfort en Ses paroles : Il fait descendre l'eau du ciel et les vallées en son inondées, chacune selon sa capacité (Coran XIII, 17), car les commentaires nous enseignent que l'eau est la gnose et que les vallées sont les coeurs."
Il fait suivre cela d'un passage dans lequel on peut dire qu'il s'exprime, au sujet de l'interprétation symbolique des textes sacrés, avec l'accent de tous les vrais mystiques :
" Celui qui ne considère que la signification extérieur ou littérale en l'isolant de l'ensemble est un matérialiste (hashwî), et celui qui ne considère que la signification intérieure en l'isolant de l'ensemble est un pseudo-mystique (bâtinî), mais celui qui allie les deux significations est parfait. C'est en ce sens que le Prophète a dit : " Le Coran est comme une muraille surmontée d'une tour de guet, il a un extérieur et un intérieur." Ou peut être est ce 'Ali qui a dit cette parole, car le lignage de celui-ci s'arrête à lui. Ce que je veux montrer, c'est que Moïse avait vu dans l'ordre d'ôter ses deux sandales un ordre de se dépouiller des deux mondes, aussi obéit-il à ce commandement, extérieurement en retirant ses sandales, et intérieurement en rejetant les mondes. Le véritable rapport est celui-ci : il faut aller et venir, passer de l'un à l'autre, de la formule extérieure au secret intérieur".
Presque tous les écrivains soufis, dans leurs poèmes ou leurs traités, se sont référés à la signification intérieure des rites islamiques; certains seulement en passant, d'autres avec plus d'insistance. Mais il est fort possible que le cheikh ait été le premier - et se révèle le dernier - à écrire un commentaire donnant une interprétation métaphysique des plus petits détails du rite, non seulement en ce qui concerne ce qui est obligatoire (fard), mais aussi ce qui est recommandé (mandûb), permis (mubâh), fortement déconseillé (mukrûh) et interdit (harâm).
En commentant le vers d'Ibn 'Ashir :
La pureté est réalisée, par l'eau que rien n'a altérée,
il dit : " La pureté est réalisée par l'eau absolue, l'eau de l'invisible, c'est à dire la limpidité dont le monde visible est inondé, limpidité qui varie dans sa manifestation, ne faisant qu'un avec elle-même en son apparente multiplicité, manifestée par elle-même, cachée dans l'intensité de sa manifestation, absolue dans sa relativité - telle est l'eau exempte de toute souillure, qui sert à la purification.
D'elle un gnostique a dit :
Fais ton ablution avec l'eau de invisible
Si tu possèdes le secret, mais sinon, avec terre ou pierre.
" Telle est l'eau de l'invisible, qui sert à la purification; toute autre eau auprès d'elle est comme du sable sec et ne peut être utilisée, à moins que celle-ci n'ait été perdue. Pour convenir à ce rite spécial de purification, l'eau doit être exempte de toute souillure. Cette restriction exclut les eaux du monde sensible et celles du monde psychique, puisque les unes et les autres ont subi une modification de leur état originel. C'est l'eau de l'esprit qui remplit toutes les conditions requises, car, en vérité, elle est absolue, exempte de toute souillure parce qu'elle demeure toujours telle qu'elle était; ni altérée ni parfumée par rien, elle ne s'ajoute à rien, rien ne la limite, il n'y a rien au-dessus d'elle et rien au-dessous.
C'est là que réside la vérité de l'absolu, et seule celle-ci mérite le nom d'eau. Par elle, et par nulle autre, on peut parvenir à la purification de l'altérité existentielle. Tu devrais savoir, en outre, que la source d'où jaillit cette eau c'est le coeur du gnostique; aussi celui qui aspire à la purification doit-il se mettre à la recherche de sa tente et se tenir humblement à sa porte. S'il trouve cette eau, qu'il en vérifie les trois qualifications (1) et si elles s'y trouvent, il a obtenu ce qu'il cherchait. Mais s'il constate en elle un changement par rapport à son état originel, du fait que quelque chose l'a modifiée, il doit alors juger d'après la cause de l'altération, ainsi que l'a dit précisément notre auteur :
Altérée par une chose impure, elle est rejetée,
Mais altérée par une chose pure, elle servira à l'usage ordinaire.
" Altérée par une chose impure" signifie qu'elle a été souillée par une âme qui revendique une existence indépendante, car si l'âme a communiqué à l'eau son parfum, l'être de cette eau est devenu néant, et elle ne servira ni au culte ni même à l'usage ordinaire, mais sera rejetée et évitée.
Tandis que si l'on constate qu'elle a été modifiée en l'un de ses attributs, ou même en tous, par quelque chose de pur, on l'utilisera à l'usage ordinaire et non pour le culte. " L'usage ordinaire" signifie qu'elle servira, en tant qu'aide, à exécuter les prescriptions de la religion, à éviter ce qui est défendu et à accomplir les actes de piété volontaires, comme jeûner, veiller et autres actes semblables; mais elle ne servira pas de préparation au culte, qui est un moyen d'entrer en présence de Dieu et de Le voir. La pureté indispensable pour cela ne peut être atteinte que par la découverte de l'eau véritable.
En un mot, il y'a trois sortes d'eau : l'eau souillée, l'eau propre et l'eau pure. Celui qui possède de l'eau souillée est celui dont l'âme est altérée par l'amour de ce monde et par un penchant excessif pour lui; celui qui possède de l'eau propre est celui dont l'âme est pleine d'un amour si excessif de l'autre monde qu'il en est détourné de l'amour de son Créateur; tandis que l'eau pure appartient à celui qui n'est absolument ni altéré ni souillé, n'ayant ni désir ni aspiration que de son Seigneur et n'acceptant d'être rien en dehors de Lui. Le culte de celui-ci est pour Dieu et par Dieu, comme l'a dit l'un d'eux :
D'aucuns rendent un culte par crainte de l'enfer,
Voyant dans le salut une faveur très simple,
D'autres pour obtenir de vivre
Au paradis; dans les prés, le matin,
S'y chauffer au soleil et boire l'eau de Selsebil (fontaine du paradis).
Pour moi, je n'ai en vue ni le ciel ni l'enfer.
Et je ne veux pour rien échanger mon amour : en moi,
Au plus intime, tel l'Esprit de la vie,
Tu as tout pénétré.
Car d'un ami intime, telle est l'intimité.
" Cela est la réalité intérieure de la limpidité et de la pureté de l'eau, de sorte que celui qui ne la trouve pas éprouve, en vérité, privation. C'est pourquoi, que celui qui est doué d'intelligence n'épargne aucun effort pour la chercher et qu'il ne se satisfasse de rien d'autre, mais qu'il la prenne là où il la trouve, dût-il en coûter sa fortune et sa vie même.
" L'eau n'est pas corrompue si elle n'est modifiée que par stagnation. D'où l'expression suivante :
Mais quand son changement vient d'un mélange prolongé
Avec quelque chose de propre, si, par exemple, elle est troublée
D'argile rouge, et de même quand elle est glace fondue,
tiens-la pour pure.
" En ces vers, il fait une exception pour l'eau qui a subi un changement du seul fait de stagnation et pour l'eau redevenue liquide après avoir été gelée. L'exception de stagnation s'applique au monde intermédiaire, dont l'eau avait été d'abord exclue pour s' être modifiée à l'égard de son état originel; mais si ce changement provient de stagnation, l'eau peut servir non seulement à l'usage ordinaire, mais aussi au culte; toutefois, en ce qui concerne le culte, elle ne peut être utilisée que si l'eau réelle a été perdue.
" Dans l'exception est aussi inclus le monde sensible, mais seulement à condition qu'il ait été fondu après sa cristallisation; en ce cas, il doit être considéré comme absolu, car l'archétype est absolu et retourner à l'archétype, ainsi que l'a dit le poète de la 'Ainiyyah (2) :
Le monde n'est qu'une île de glace,
Toi, de l'eau coulant de ses bords.
La glace, en vérité, n'est autre que son eau.
Si elle est nommée glace au terme de la Loi,
Ce terme est aboli lorsque la glace fond
Et elle est nommée eau, selon sa réalité même."
Le but de l'ablution, en islam, est d'éliminer l'impureté intérieure, symbolisée par les différentes modalités d'impureté extérieure ou, en cas de doute, de ce qu'on suppose être une impureté extérieure et qui rend l'ablution nécessaire pour l'accomplissement de la prière rituelle. La loi définit seulement l'impureté extérieure ou symbolique, la conception de ce qu'elle symbolise variant selon les différentes aspirations spirituelles. Au niveau le plus élevé, sa conception est exprimée dans cette parole, déjà citée, de Rabi'ah al-'Adawiyyah :
" Ton existence est un péché auquel nul autre ne peut être comparé."
" La souillure (hadath), poursuit le cheikh, signifie ici l'existence éphémère (hudûth), c'est à dire l'existence d'autre que Dieu. Celle-ci n'est chassée du coeur du gnostique et son voile n'est retiré de l'oeil intérieur de ce dernier pour être remplacé, en sa vision, par l’Éternité, que grâce à la découverte de l'eau et par sa purification. S'il n'est purifié par elle, il est loin de la présence de son Seigneur, il est incapable d'entrer en cette présence et, plus encore, d'y demeurer. De même, le serviteur ne cessera de croire à l'existence à d'une souillure dans toutes les créatures jusqu'à ce qu'il ait versé cette eau absolue sur leur apparence extérieure. Sans elle, il ne cessera de les condamner, et comment reviendrait-il sur son jugement alors que ses yeux voient leur souillure et que son coeur croit à l'existence indépendante de la création ? Il est loin de prendre l'apparence extérieure des choses pour autre qu'il ne la voit et d'estimer pures ces choses, comme si la cause pour laquelle il les condamne avait disparu de sa vue. Et comment les jugerait-il pures, alors qu'il voit leur transgression, leur désobéissance, leur mécréance, leur hypocrisie, leur idolâtrie, leurs divisions et tout le reste - comment tant qu'il n'a pas changé son point de vue pour un autre tout à fait au-delà de son expérience ? Voyant la lettre shîn, peut-il dire qu'il s'agit de zain ? En fait, il dit ce qu'il voit, rien d'autre. Les jarres ne suintent que de ce qu'elles contiennent. Ainsi juge-t-il que la plupart des créatures sont coupables de souillure, et ce verdict n'est révoqué de son coeur que grâce à la purification par cette eau absolue. Une fois la pureté réalisée, c'est à dire quand il aura lavé en cette eau l'apparence extérieure des choses - ou plutôt, quand il y aura lavé sa propre vision, car, pour ce qui est des choses, elles sont déjà pures avant d'être purifiées -, alors ses yeux lui diront que son jugement était faux et il parviendra à voir ce qu'il n'avait jamais vu auparavant."
En distinguant entre les ablutions, la grande et la petite, le cheikh dit que la pureté obtenue par la petite, qui consiste à laver seulement certaines parties du corps, signifie l'extinction dans les sept qualités de la vérité - puissance, volonté, connaissance, vie, ouïe, vue et parole. Cette pureté, dit-il, " est réalisée et renouvelée par l'ensemble des soufis comme par les élus, tandis que la grande pureté appartient seulement aux prophètes et aux plus grands des saints".
A chacun de ceux-ci, lorsqu'il a obtenu la pureté de l'extinction complète, symbolisée par le lavage du corps entier dans la grande ablution, " la vérité apparaît tout à coup, dès que l'ablution est terminée, et cette vision lui vient dans sa totalité, sans aucune limitation ni interruption, sans révéler une partie à l'exclusion d'une autre; la vérité lui apparaît, au contraire, en toutes ses manifestations, de sorte qu'il connait, en la voyant directement et en la vivant, la vérité de Sa parole Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu. Aussi notre auteur a-t-il parlé de la nécessité de "frotter avec l'eau le corps entier", parce que la manifestation de la vérité embrasse toutes choses, les plus élevées et les plus humbles, le majestueux et le beau. C'est ainsi qu'il parvient à la station de l'amitié intime (khullah) en laquelle il est pénétré de l'amour de son bien-aimé, mêlé à Son sang et à Sa chair, à la fois extérieurement et intérieurement, d'où la nécessité de "mouiller entièrement (takhlî) la chevelure", afin que le gnostique soit aussi totalement inondé par l'amour de la vérité que sa chevelure par l'eau".
(1) A savoir, qu'elle soit absolue, exempte de toute souillure (c'est à dire exempte de toute présence étrangère), et qu'elle reste toujours telle qu'elle était - en d'autres termes, qu'elle soit absolue, infinie, éternelle.
(2) Jîlî, Al-Insân al-Kamil, chap. 7
Source: Un Saint soufi du XXème siècle - Le cheikh Ahmad al-'Alawî